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St Romain à Rouen |
Le privilège de saint Romain permettait au chapitre
de la cathédrale de Rouen de gracier chaque année un condamné à mort le jour de
l’Ascension. Son origine fait partie de la légende de Saint Romain.
Saint Romain, évêque de Rouen
au temps de Dagobert (629 - 639), décida de dompter un monstre des eaux,
la Gargouille, qui désolait les marais de la rive gauche. Il demanda un
compagnon et seul un condamné à mort accepta. Saint Romain passa son étole au
cou de la Gargouille, et elle fut menée à la ville, tenue ainsi en laisse par
le condamné à mort. Celui-ci fut gracié. Dagobert (ou son fils Clovis II) donna
à l'évêque de Rouen Saint Ouen et à ses successeurs le privilège de gracier un condamné chaque
année.
Gilles Baignart, un brigand du Bessin sauvé...
En l’an de grâce 1526, le
chapitre des chanoines de la cathédrale de Rouen, dans un geste d’une clémence
troublante, accorda le pardon à l’un des êtres les plus décriés de notre
province qui toucha la fierté (châsse) de saint Romain. C'était le jour de l’Ascension, et pourtant ce
fut un homme tombé bien bas que l’on releva : Gilles Baignart, seigneur de
Juaye, village proche de Bayeux.
À vingt-quatre ans à peine, il était déjà chargé d’une réputation qui aurait fait rougir les plus endurcis. Si sa jeunesse plaidait en faveur d’une certaine indulgence, elle glaçait aussi le sang : car si jeune, et déjà aussi corrompu, aussi violent, aussi cruel. Originaire du diocèse de Lisieux, Gilles Baignart n’était plus, depuis longtemps, un simple jeune homme égaré. Depuis huit ans, il avait embrassé la vie d’aventurier, sillonnant la Picardie, franchissant les montagnes, au service du roi, mais surtout au service de la guerre et du pillage.
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Juaye était sirué dans une enclage du diocèse de Lisieux dans celui de Bayeux |
Les « aventuriers » – une milice sans foi ni loi
– étaient redoutés comme des fauves. Une ordonnance royale de 1523 les
dépeignait sans détour : voleurs, assassins, violeurs, dévastateurs de
villages, fléaux des campagnes. Rabelais lui-même les peignait avec verve,
saccageant récoltes, églises, fermes et bétails, n’épargnant ni riche ni
pauvre.
Gilles Baignart était l’un d’eux, et il en
incarnait la démesure.
Le démon s’éveilla dans sa propre maison. Lorsque
sa mère, dame Marie de Courseulles, épousa en secondes noces un certain sieur
de Chantelou, Gilles, à peine âgé de vingt ans, s’insurgea. Il accusa le
nouveau couple de lui dérober l’héritage de son défunt père, et dès lors, ne
cessa de les menacer et de les accabler. Un jour, à Port (Port en Bessin), non
loin de Bayeux, il tendit une embuscade à un sergent royal venu lui porter un
acte de sauvegarde obtenu par Chantelou. Gilles le blessa d’un coup d’épée, et
le poursuivit avec rage jusqu’aux portes de Caen.
Mais ce n’était qu’un prélude.
Peu après, il revint en force, escorté de
soudards – Raoulin Baudet, Henry Langloys, Jehan le Chevalier et bien d’autres.
Ensemble, ils assiégèrent la demeure de sa mère. Chantelou, barricadé dans une
chambre, résista. L’arrivée providentielle de l’abbé de Mondaye et de voisins
pieux apaisa les esprits. Chantelou et son épouse durent s’exiler à l’abbaye de
Mondaye. Baignart, lui, prit possession de la maison de Courseulles.
Mais la justice ne l’avait pas oublié. Un décret
de capture fut lancé. Une troupe de sergents fut envoyée. Baignart, épaulé de
ses compagnons armés d’arquebuses et d’arbalètes, les repoussa jusqu’aux portes
de Bayeux.
Puis, défiant toute loi divine ou humaine, il
attaqua l’abbaye elle-même. Brisant les portes, il emporta deux charretées de
blé, sans se soucier d’en connaître le véritable propriétaire. Dans la mêlée,
un homme d’église fut blessé du pommeau de son épée, un moine fut jeté dans le
fumier.
Le témoin de ces sacrilèges, interrogé par les autorités à la demande de l’abbé, n’eut pas longtemps à vivre. Trouvé dans le cimetière de Juaye, il fut frappé d’un coup d’épée en pleine poitrine. Mort.
Et pourtant… Baignart obtint une rémission, une grâce,
sur une route au sud. Il se constitua prisonnier pour mieux faire valoir des
lettres de clémence. Mais les officiers du roi les contredirent. Qu’importe :
des gentilshommes du pays intercédèrent, et Baignart fut élargi, à condition de
se représenter à la justice . Il s’y refusa.
Le brigand reprit ses méfaits. À l’Hôtellerie, près de Lisieux, dans l’auberge où pend une corne de cerf, ses valets, prétextant une chasse aux pies, massacrèrent les poules du village. Le lieutenant du vicomte, tenant audience ce jour-là, fit arrêter les chevaux de Baignart. Ce dernier répliqua en chef de guerre : avec une bande d’aventuriers, il chargea les villageois armés. Une centaine furent blessés, un mourut.
Le sénéchal de Normandie, alerté, envoya un
prévôt des maréchaux, Floquet, accompagné de dix-huit archers. Baignart,
prévenu, se rua sur eux à l’auberge de « L’Écu de France », dans les faubourgs
de Bayeux. Il les blessa, les pourchassa jusqu’à la cathédrale. Floquet
s’enfuit. En réponse, cinq cents hommes furent envoyés pour capturer
l’insaisissable criminel. Mais Baignart s’était volatilisé.
Il tenta en vain d’obtenir la grâce royale. Ni
ses amis, ni même le Vendredi Saint, ne purent fléchir le roi. En chemin, il
tua un homme, Pierre Montrichard, pour une querelle liée à une ancienne
maîtresse. À Blay, il marcha de nuit, sans lanterne. Le guet voulut l’arrêter.
Il résista. Avec lui étaient plusieurs hommes de sang : Guillaume de
Chantereau, fils de l’armurier du roi ; Le Petit Denys ; La Mote, laquais royal
; Henry, valet de Monseigneur de Saint-Pol. Ensemble, ils tuèrent un garde du
nom de Desgranges.
Et ce n’était pas fini.
Au village de Longueraye, les habitants tentèrent
de l’arrêter. Une femme, tenant un enfant dans ses bras, lui saisit les
cheveux. En se débattant, Baignart frappa l’enfant, qui mourut deux jours plus
tard.
À Bayeux, il força une prostituée, Guillemette
Guendon, à le suivre. Elle refusa. Il la traîna de force dans une chambre, et
abusa d’elle.
Enfin, avec la complicité de soldats logés chez
lui, il facilita le viol d’une femme mariée, épouse d’un certain Jehan Viel,
sous prétexte qu’elle aurait eu des rapports avec un prêtre. Viel s’enfuit, et
sa femme fut livrée aux soldats. Ces soldats furent plus tard exécutés.
Mais lui… Gilles Baignart, l’homme que les
chanoines de Rouen gracièrent, ce jour de l’Ascension… survécut.
"Essais historique sur l'abbaye de Juaye-Mondaye" par le P. Godefroy Madeleine (1874)
"Histoire du Privilège de Saint Romain" par A.Floquet (1833)