Les ombres de Meuvaines

La nuit du 9 février 1796 s’annonçait paisible. Jean Robert, connu sous le sobriquet de "Violon", achevait sa journée de travail de batteur en grange et s’apprêtait à sombrer dans le repos bien mérité. Mais à peine eut-il soufflé sa bougie qu’un fracas sourd retentit à sa porte. Des hommes armés l’interpellaient avec véhémence, l’accusant d’avoir mis la main sur des biens qui jadis appartenaient à un marquis. Leur requête était sans appel : qu’il leur remette tout ce qu’il possédait.


Son cœur battait la chamade tandis qu’il serrait ses économies dans sa main. Un instant d’inattention de ses agresseurs lui offrit une échappatoire inespérée. D’un geste vif, il ouvrit un contrevent, se précipita vers la fenêtre et plongea dans l’obscurité glacée du marais. Derrière lui, les brigands vociférèrent, mais leur colère fut vaine. Ils ne purent qu’amasser un maigre butin de 600 livres en papier-monnaie avant de s’élancer vers leur prochaine cible.

La demeure de Louis Lebreton leur ouvrit ses bras silencieux. Son absence ne les dissuada pas : c’est à sa femme qu’ils s’en prirent. Ils éventrèrent l’armoire, arrachèrent les draps du lit, et dans une pulsion destructrice, consumèrent plusieurs documents au feu, déclarant fièrement : « Ce sont ceux d’un patriote et des titres de biens nationaux ! » Leur œuvre accomplie, ils s’en allèrent, lestés de 36 francs en numéraire et 470 livres en papier-monnaie.


À quelques pas de là, la demeure de Jean-François Lebreton s’éveillait dans la frayeur. Alerté par le tumulte chez son frère, il prit la fuite précipitée, son enfant agrippé à ses épaules, sa femme courant derrière lui, à peine vêtue de sa chemise et de son jupon.

Mais les brigands, infatigables, retrouvèrent bientôt Louis Lebreton chez le citoyen Lecourt où il était attablé accompagné de deux camarades. Avec une brutalité implacable, ils ordonnèrent à Lebreton d’ouvrir sa porte en criant : « Ouvre ta porte, sapeur en avant ! »

Sous la menace, Jean-François, armé d’un manche de rabot, cria à ses compagnons : « Garçons, suivez-moi, tombons sur ces gueux-là ».

Un premier tir de feu dispersa les assaillants, mais Jean-François, mû par un instinct de survie, se jeta sur ses agresseurs. Un nouveau coup de feu fusa. La balle l’effleura et alla se perdre dans une haie. Cette fois, il sut que la fuite était sa seule chance et rejoignit sa belle-sœur, réfugiée chez son frère.

Le lendemain, l’écho du pillage laissait derrière lui des traces insolentes : des draps abandonnés dans un escalier, du linge éparpillé dans un fossé, des vêtements souillés dans une mare boueuse où les brigands s’étaient embourbés. L’enquête, patiente et implacable, dévoila peu à peu les visages cachés sous les masques : Julien Lamarlière fut identifié parmi ces ombres nocturnes.

Et ainsi, la terreur continua de rôder. Le 14 août, une autre nuit se vit déchirée par l’arrivée de brigands masqués. Informés que Jean-Jacques Jourdain venait de vendre du foin, ils envahirent sa demeure à l’aube. L’éperonnière d’une charrette fit voler en éclats la porte, et ils s’engouffrèrent dans la maison où dormaient quatre âmes paisibles.

La panique gagna Jourdain, qui se tapit derrière une armoire. Mais sa femme, elle, n’eut pas cette chance. Les assaillants la traînèrent par les cheveux, exigeant une somme d’argent qu’elle n’avait pas. Agenouillée sous la menace d’une exécution, elle tentait vainement de se défendre.

C’est alors que sa belle-mère, réveillée par les cris, apparut. À sa vue, les chouans délaissèrent leur première proie et s’attaquèrent aux parents âgés. Le père Jourdain fut arraché de son lit, traîné dehors jusqu’au ruisseau, là où la lame des sabres brillait sous la pâleur de la lune. Son supplication leur arracha enfin une once de clémence. Pour sauver sa vie, il se résigna à leur offrir tout ce qu’il avait : 300 francs extirpés d’un coffre.

Mais le butin ne suffisait pas. Ils exhumèrent des documents et des titres de propriété, méprisant les sanglots du vieillard, et les brûlèrent sous ses yeux impuissants.

Ainsi s’écrivait, dans la cendre et l’effroi, l’histoire de ces nuits de pillage et de révolte.