La Baron de Creully sauvé par la dame de Courseulles

 

D’après « Les contes de la plage » de Bernard Hue

Au cœur du bourg de Courseulles, en Normandie, un vieux château veille, noble vestige du temps de François Ier. Son haut pavillon, sa terrasse ouvrant sur les champs et la mer infinie, ont vu naître bien des secrets. C’est là que grandit Odette, fille unique du comte d’Ecquevilly, ancien soldat revenu vieillir en paix après mille combats. Orpheline de mère dès sa naissance, elle fut élevée avec tendresse par dame Blanche, sa vieille tante rêveuse, et par un chapelain au cœur doux.

Odette, belle comme un matin de printemps, avait la grâce dans l’âme et la lumière dans les yeux. On la voyait chaque jour, glissant de maison en maison, semant des aumônes et des sourires. On l’appelait « la bonne damoiselle ». Hélas, une fée oubliée au berceau lui réservait d’autres épreuves...

Quand son père mourut soudainement, la jeune fille, alors âgée de seize ans, se retrouva seule au château. Les longues veillées, peuplées de récits chevaleresques, nourrissaient ses rêves. Au fond de la cheminée, elle croyait voir se dessiner les visages de preux chevaliers, et dans l’écho du silence, le pas lourd des épées d’antan.

 Depuis deux ans, Odette menait une existence paisible, rythmée seulement par les visites épisodiques de ses cousins de Creully. Une nuit de décembre, alors que le vent soufflait violemment et que la pluie battait les vitres, un cavalier demanda refuge au château. Il s’agissait du comte de Mautravers, élégant et mystérieux, qui fit aussitôt impression sur Odette. Dame Blanche, toujours prompte à voir dans chaque rencontre les signes d’un destin chevaleresque, en conclut que ce visiteur n’était autre qu’un noble venu demander la main de sa nièce.

Le comte, courtois et séduisant, se montra rapidement assidu, et, après un séjour prolongé, obtint la main d’Odette. Le mariage fut célébré par le vieux chapelain, et la jeune fille devint comtesse de Mautravers, comblée d’illusions et d’espoir.

Mais le conte de fées tourna vite à l’inquiétude. Le comte, qui avait promis de l’emmener à la cour puis en Touraine, ne tint pas parole. Prétextant les suites d’un duel, il retarda sans cesse le départ. Bientôt, il multiplia les absences nocturnes, partant à cheval accompagné de son écuyer. Le mystère s’épaissit lorsqu’un matin, il revint seul, menant à la main le cheval de son compagnon. Peu après, il fit venir un nouvel écuyer, un soudard brutal et grossier, dont la présence troubla les habitants du château.

Odette, déjà profondément troublée par les escapades nocturnes de son mari, s’inquiétait de plus en plus. Attendant un enfant, elle se réfugiait dans la prière, espérant que la naissance de ce petit être ramènerait la tendresse perdue. Désemparée, elle confia ses doutes à Jean-Marie, le fidèle domestique de toujours. Celui-ci partageait ses soupçons et promit de l’aider à découvrir la vérité.

Odette lui raconta comment, après avoir exprimé sa peine au comte, elle n’avait récolté que des reproches secs et une fin de non-recevoir. Convaincue que quelque chose de grave se tramait, elle fit appel à Jean-Marie, certain qu’il serait son allié le plus sûr dans cette sombre affaire. Le vieil homme accepta sans hésiter, prêt à tout pour servir celle qu’il considérait comme sa propre fille. Il lui promit de faire la lumière sur les activités nocturnes du comte avant la fin de la semaine.

 Le lendemain, Jean-Marie se fit plus vigilant encore. Il rôdait aux abords des pièces, tendait l’oreille aux conversations et, avec un sourire affable, tenta de gagner les faveurs de l’écuyer, allant jusqu’à lui faire goûter un cidre d’une rare qualité. Mais le rusé Normand n’y gagna rien : cinq jours passèrent, et il n’avait pas avancé d’un pas.

« Que faire ? » murmurait-il en son for intérieur. « Ah ! si j'avais encore mes jambes d’autrefois, je les suivrais à la trace, et leurs chevaux n’iraient pas assez vite pour me distancer ! »

Un soir, voyant les préparatifs de départ du comte et de son serviteur, Jean-Marie alla se tapir dans l’écurie, dissimulé sous un tas de paille. Il était neuf heures lorsque les deux hommes y entrèrent.

        — Quels chevaux prenons-nous, Mautravers ? demanda le comte.

        — Ceux du château, la course sera brève. D'ailleurs, les nôtres auront à tirer dur demain soir. Le rendez-vous est fixé au carrefour de Rye, et de là…

Jean-Marie n’en entendit pas davantage, les hommes quittaient l’écurie.

À l’aube, il partit en secret, traversant champs et haies pour gagner l’endroit désigné. Il repéra un fourré dense, à l’angle de deux chemins, et s’y dissimula, prêt à tout entendre. Les heures passèrent, longues, pesantes. Il doutait déjà, s’apprêtait à partir, lorsqu’un bruit de sabots attira son attention. Deux groupes arrivaient par des chemins opposés. Bientôt, une dizaine de cavaliers se retrouvèrent au croisement.

Ils étaient jeunes, bien armés, montés sur des chevaux nerveux.

         — Le capitaine est en retard, lança l’un.
         — Il se ramollit depuis qu’il a trouvé le confort, ricana un autre.
         — Il profite, rétorqua un troisième, car bientôt, il faudra déguerpir…

Mais soudain, un hennissement lointain se fit entendre.

          — C’est lui !

Deux cavaliers arrivèrent. Jean-Marie tendit l’oreille.

           — Bien, tout le monde est là, dit le chef, Gastechair, des nouvelles de Chavannes ?
           — Oui, capitaine. Il m’a chargé de vous dire : « Rien n’a changé. Dans trois jours, le comte de Sillans et sa clique repartent à la cour. Une fois partis, plus rien ne nous retient. Je suis las de jouer les espions déguisés en laquais à Creully. »

            — Parfait, répondit le capitaine. Écoutez, ce soir, nous attaquons le convoi de l’évêque de Bayeux, sa nièce, et quelques seigneurs qui regagnent leur demeure. C’est notre dernier coup ici. Ensuite, nous vidons le château de Courseulles et adieu la Normandie.

            — Emmenez-vous la comtesse ? plaisanta un bandit.
            — Qu’en ferais-je ? Une potiche inutile. Et si elle m’entrave trop…

Ils partirent au galop. Quand le silence revint, Jean-Marie restait là, pétrifié. Tout s’éclairait : Odette, douce et fière Odette, était l’épouse d’un bandit ! Ce même homme qu’on croyait noble, n’était qu’un criminel. Il parlait même d’éliminer sa femme. Jean-Marie sentit la colère lui rendre force et courage. Il courut sans relâche, gagna le château à minuit, et pénétra par la petite porte.

Il voulut d’abord prévenir Odette, mais recula au seuil de sa chambre, anéanti. Il s’assit, désespéré.

Une main douce se posa sur son épaule.

          — Jean-Marie, je t’ai vu partir… Entre.

Elle l’emmena dans sa chambre.

           — D’où viens-tu ? demanda-t-elle.

           — Du carrefour de Rye, balbutia-t-il. Mais je ne peux, je n’ose… Malédiction sur moi, sur cette tante imprudente qui l’a hébergé, sur ce jour funeste où il entra ici…

           — Jean-Marie, je t’en supplie… Parle. Je veux savoir. Je dois savoir.

Alors il parla. Il lui raconta tout. Odette s’écroula en pleurs.

            — Que faire, mon Dieu ? murmura-t-elle, anéantie.

            — Je vais prévenir votre cousin à Creully, répondit Jean-Marie.

            — Va… mais n’oublie pas… c’est le père…

Il partit aussitôt. Une heure plus tard, il était reçu par les gardes de Creully. Il parla longuement avec le comte. À l’aube, il était de retour. Peu après, Mautravers et son écuyer rentrèrent, confiants. Une heure plus tard, douze hommes d’armes s’arrêtèrent à la grille. Conduits dans la chambre, ils réveillèrent Mautravers.

             — Levez-vous, capitaine de Mautravers. Vous êtes attendu à Creully.

Les oubliettes du château de Creully.
Comprenant qu’il était perdu, Mautravers se tut, se vêtit et suivit les soldats. L’écuyer fut réveillé à son tour. Ils furent escortés hors du château.

Jean-Marie resta jusqu’à ce que le dernier cavalier disparaisse. Il leva les yeux vers la fenêtre d’Odette : les rideaux frémissaient.

Arrivés à Creully, Mautravers et ses deux complices furent conduits dans une aile oubliée du château. Une porte basse s’ouvrit… et sous leurs pas, le vide. Ils chutèrent dans les oubliettes. La porte se referma pour ne plus s’ouvrir.

Odette, accablée, ne vivait plus que pour l’enfant à naître. Quand il vint au monde, ce fut un garçon. Mais à peine né, sur ordre du baron disait-on, il fut emporté, et on n’entendit plus jamais parler de lui.

Deux ans plus tard, Odette se mariait avec le comte de Montbeillard, un vieil homme malade, qui accepta de lui rendre honneur et nom. Elle le soigna jusqu’à sa mort, puis consacra sa vie aux pauvres.