D’après « Les contes de la plage » de Bernard Hue
Odette, belle
comme un matin de printemps, avait la grâce dans l’âme et la lumière dans les
yeux. On la voyait chaque jour, glissant de maison en maison, semant des
aumônes et des sourires. On l’appelait « la bonne damoiselle ». Hélas, une fée
oubliée au berceau lui réservait d’autres épreuves...
Quand son père
mourut soudainement, la jeune fille, alors âgée de seize ans, se retrouva seule
au château. Les longues veillées, peuplées de récits chevaleresques,
nourrissaient ses rêves. Au fond de la cheminée, elle croyait voir se dessiner
les visages de preux chevaliers, et dans l’écho du silence, le pas lourd des
épées d’antan.
Le comte, courtois et séduisant, se montra rapidement assidu, et, après un séjour prolongé, obtint la main d’Odette. Le mariage fut célébré par le vieux chapelain, et la jeune fille devint comtesse de Mautravers, comblée d’illusions et d’espoir.
Mais le conte
de fées tourna vite à l’inquiétude. Le comte, qui avait promis de l’emmener à
la cour puis en Touraine, ne tint pas parole. Prétextant les suites d’un duel,
il retarda sans cesse le départ. Bientôt, il multiplia les absences nocturnes,
partant à cheval accompagné de son écuyer. Le mystère s’épaissit lorsqu’un
matin, il revint seul, menant à la main le cheval de son compagnon. Peu après,
il fit venir un nouvel écuyer, un soudard brutal et grossier, dont la présence
troubla les habitants du château.
Odette, déjà
profondément troublée par les escapades nocturnes de son mari, s’inquiétait de
plus en plus. Attendant un enfant, elle se réfugiait dans la prière, espérant
que la naissance de ce petit être ramènerait la tendresse perdue. Désemparée,
elle confia ses doutes à Jean-Marie, le fidèle domestique de toujours. Celui-ci
partageait ses soupçons et promit de l’aider à découvrir la vérité.
Odette lui
raconta comment, après avoir exprimé sa peine au comte, elle n’avait récolté
que des reproches secs et une fin de non-recevoir. Convaincue que quelque chose
de grave se tramait, elle fit appel à Jean-Marie, certain qu’il serait son
allié le plus sûr dans cette sombre affaire. Le vieil homme accepta sans
hésiter, prêt à tout pour servir celle qu’il considérait comme sa propre fille.
Il lui promit de faire la lumière sur les activités nocturnes du comte avant la
fin de la semaine.
« Que faire ?
» murmurait-il en son for intérieur. « Ah ! si j'avais encore mes jambes
d’autrefois, je les suivrais à la trace, et leurs chevaux n’iraient pas assez
vite pour me distancer ! »
Un soir, voyant les préparatifs de départ du comte et de son serviteur, Jean-Marie alla se tapir dans l’écurie, dissimulé sous un tas de paille. Il était neuf heures lorsque les deux hommes y entrèrent.
— Quels chevaux prenons-nous, Mautravers ? demanda le comte.
— Ceux du château, la course sera brève. D'ailleurs, les nôtres auront à tirer
dur demain soir. Le rendez-vous est fixé au carrefour de Rye, et de là…
Jean-Marie
n’en entendit pas davantage, les hommes quittaient l’écurie.
À l’aube, il
partit en secret, traversant champs et haies pour gagner l’endroit désigné. Il
repéra un fourré dense, à l’angle de deux chemins, et s’y dissimula, prêt à
tout entendre. Les heures passèrent, longues, pesantes. Il doutait déjà,
s’apprêtait à partir, lorsqu’un bruit de sabots attira son attention. Deux
groupes arrivaient par des chemins opposés. Bientôt, une dizaine de cavaliers
se retrouvèrent au croisement.
Ils étaient
jeunes, bien armés, montés sur des chevaux nerveux.
— Le capitaine
est en retard, lança l’un.
— Il se ramollit depuis qu’il a trouvé le confort, ricana un autre.
— Il profite, rétorqua un troisième, car bientôt, il faudra déguerpir…
Mais soudain,
un hennissement lointain se fit entendre.
— C’est lui !
Deux cavaliers
arrivèrent. Jean-Marie tendit l’oreille.
— Bien, tout
le monde est là, dit le chef, Gastechair, des nouvelles de Chavannes ?
— Oui, capitaine. Il m’a chargé de vous dire : « Rien n’a changé. Dans trois
jours, le comte de Sillans et sa clique repartent à la cour. Une fois partis,
plus rien ne nous retient. Je suis las de jouer les espions déguisés en laquais
à Creully. »
— Parfait,
répondit le capitaine. Écoutez, ce soir, nous attaquons le convoi de l’évêque
de Bayeux, sa nièce, et quelques seigneurs qui regagnent leur demeure. C’est
notre dernier coup ici. Ensuite, nous vidons le château de Courseulles et adieu
la Normandie.
— Emmenez-vous
la comtesse ? plaisanta un bandit.
— Qu’en ferais-je ? Une potiche inutile. Et si elle m’entrave trop…
Ils partirent
au galop. Quand le silence revint, Jean-Marie restait là, pétrifié. Tout
s’éclairait : Odette, douce et fière Odette, était l’épouse d’un bandit ! Ce
même homme qu’on croyait noble, n’était qu’un criminel. Il parlait même
d’éliminer sa femme. Jean-Marie sentit la colère lui rendre force et courage.
Il courut sans relâche, gagna le château à minuit, et pénétra par la petite
porte.
Il voulut
d’abord prévenir Odette, mais recula au seuil de sa chambre, anéanti. Il
s’assit, désespéré.
Une main douce
se posa sur son épaule.
— Jean-Marie,
je t’ai vu partir… Entre.
Elle l’emmena
dans sa chambre.
— D’où
viens-tu ? demanda-t-elle.
— Du carrefour
de Rye, balbutia-t-il. Mais je ne peux, je n’ose… Malédiction sur moi, sur
cette tante imprudente qui l’a hébergé, sur ce jour funeste où il entra ici…
— Jean-Marie,
je t’en supplie… Parle. Je veux savoir. Je dois savoir.
Alors il
parla. Il lui raconta tout. Odette s’écroula en pleurs.
— Que faire,
mon Dieu ? murmura-t-elle, anéantie.
— Je vais
prévenir votre cousin à Creully, répondit Jean-Marie.
— Va… mais
n’oublie pas… c’est le père…
Il partit
aussitôt. Une heure plus tard, il était reçu par les gardes de Creully. Il
parla longuement avec le comte. À l’aube, il était de retour. Peu après,
Mautravers et son écuyer rentrèrent, confiants. Une heure plus tard, douze
hommes d’armes s’arrêtèrent à la grille. Conduits dans la chambre, ils
réveillèrent Mautravers.
— Levez-vous,
capitaine de Mautravers. Vous êtes attendu à Creully.
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Les oubliettes du château de Creully. |
Jean-Marie
resta jusqu’à ce que le dernier cavalier disparaisse. Il leva les yeux vers la
fenêtre d’Odette : les rideaux frémissaient.
Arrivés à Creully, Mautravers et ses deux complices furent conduits dans une aile oubliée du château. Une porte basse s’ouvrit… et sous leurs pas, le vide. Ils chutèrent dans les oubliettes. La porte se referma pour ne plus s’ouvrir.
Odette,
accablée, ne vivait plus que pour l’enfant à naître. Quand il vint au monde, ce
fut un garçon. Mais à peine né, sur ordre du baron disait-on, il fut emporté,
et on n’entendit plus jamais parler de lui.
Deux ans plus
tard, Odette se mariait avec le comte de Montbeillard, un vieil homme malade,
qui accepta de lui rendre honneur et nom. Elle le soigna jusqu’à sa mort, puis
consacra sa vie aux pauvres.