Le dindon du cabaretier des environs de Bayeux
Dans les doux environs de Bayeux, alors que la Mi-Carême se préparait à éclore comme une fleur au cœur du printemps normand, un cabaretier — homme jovial au ventre rond et au rire facile — avait acquis un dindon splendide, à la prestance royale et au plumage lustré comme la soie. Il rêvait déjà des festins qu’il inspirerait, des coupes levées à sa gloire, et des visages réjouis autour de ses tables.
Afin d’attirer les villageois vers son
auberge fleurie, il conçut une idée qu’il jugea lumineuse : promener l’animal
dans les rues, tel un prince au défilé, paré d’une pancarte vantant ses
mérites. Il y inscrivit de sa main rustique, non sans fautes charmantes :
« Le dindon que voici sera promener par
le village, à faim que chacun puisse voir cépate, ça ôteur, çà grosseur, ça
graisse et sa kraite. Il sera rotti demein, il sera mangé à une eure, le prix
du diner est de 1 F, sans les zestras. — Il est défendu de toucher l’animal. »
Mais alors qu’il s’apprêtait à coller
l’avis sur le noble volatile, le garde-champêtre de la commune entra, bottes
crottées, moustache droite, et voix grave comme le tambour d’appel. Le
cabaretier, honoré, posa son affiche fraîchement encollée sur une chaise, et
servit deux verres de cidre pour trinquer à la santé de la République.l'orthographe du cabartier
On parla des cultures, des filles à
marier et des rumeurs de la grand-route. Puis, le garde-champêtre, repu de
conversation et de boisson, repartit fièrement, le dos droit et le pas assuré.
Mais soudain, comme un frisson farceur
dans l’air du village, une étrange agitation monta. Des rires, d’abord
étouffés, s’échappaient des ruelles. Les enfants gloussaient, les femmes
cachaient leur bouche dans leur tablier, et les hommes toussaient pour ne pas
éclater.
Le fonctionnaire, étonné de tant de
gaieté soudaine, fit halte chez l’instituteur, homme lettré et sérieux. Il
entra, salua, mais à peine s’était-il tourné pour refermer la porte qu’un rire
insolent éclata, cristallin, incontrôlable.
Alors il comprit.
L’affiche. La colle. La chaise.
La sentence comique était scellée : la
pancarte vantant le dindon avait trouvé refuge sur la partie la plus exposée —
ou la plus intime — de son uniforme. Et partout où il allait, il arborait
fièrement, sans le savoir, ce message publicitaire.
Rougissant jusqu’aux oreilles, il se
retourna vers l’instituteur :
— « Comment ? Personne ne m’a arraché
cela ? »
Et l’instituteur, avec un calme ironique
et un sourire mal contenu, répondit :
— « Non, certes. L’affiche défend de
toucher l’animal. »
Ver sur Mer - Les ombres des voiles du nord - Une légende
Ver-sur-Mer se tenait fièrement en Normandie, marqué du sceau de saint Gerbold, protecteur bienveillant de ces terres battues par les flots. La Tour de Fol, dominant la mer, perchée non loin de Bayeux, dans le village de Ver sur mer, racontait à elle seule des siècles de destins. Lieu de légendes.
C’était une époque troublée, où la mer n’apportait guère d’autre écho que celui du danger. Vers le commencement du neuvième siècle, les Normands, maîtres intrépides de leurs frêles esquifs, déferlaient sur le riche et beau pays de France. Leurs incursions ne connaissaient pas de limites : ils remontaient hardiment les rivières, pénétrant loin dans les terres où nul ne pensait qu’un ennemi pouvait s’aventurer. Quant aux contrées riveraines, elles vivaient sous l’incessante menace de ces marins farouches, payant de lourdes rançons pour épargner leurs terres du feu et de l'épée.
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Gravure datée de 1869 |
Certes, des seigneurs
courageux veillaient sur leurs domaines. Mais hélas, rien ne pouvait rivaliser
avec la mobilité foudroyante des assaillants scandinaves, qui surgissaient et
disparaissaient comme des ombres. Leur passage laissait derrière eux le désastre :
des villages réduits en cendres, des campagnes dévastées, et une moisson de
morts.
Au cœur de ces temps
tourmentés, une bâtisse se dressait, belle et téméraire à Ver sur mer : la Tour
du Fol ou d'Amour, ainsi nommée à cause de l’histoire qu’elle abritait. Là
vivait un jeune seigneur, récemment uni à une damoiselle d’une rare beauté, rencontrée
dans les environs. Leur amour était flamboyant, éclatant, un phare dans
l’obscurité d’une époque de troubles. La lune de miel illuminait leurs jours et
leur faisait oublier tout le reste : les tracas du monde, les murmures des
menaces et jusqu’aux cris de guerre qui bruissaient parfois au loin.
Le cœur du seigneur
battait exclusivement pour son épouse, et il délaissait volontiers toute
affaire militaire pour s’abandonner à ses caresses et à son sourire. Il ne
voyait en ces "Northem" que des ombres lointaines, incapables de
troubler le sanctuaire de son amour.
Cependant, l’amour,
tout puissant qu’il fût, n’avait pas protégé la Tour du Fol des regards avides.
Un chef normand, Wilkind, avait appris la présence de la belle châtelaine.
Homme d’ambition et de conquêtes, il avait toujours su s’arroger ce que son cœur
désirait, soit par la force, soit par la ruse. Et cette fois encore, il se jura
d’en faire de même.
"Ce trésor
m’appartiendra !" avait-il proclamé à ses compagnons, le regard fixé sur
l’horizon. À ses guerriers, il laissait tout le reste : les coffres, les
vivres, les joyaux. Mais la dame, elle, serait pour lui.
La lune montait haut
dans le ciel, recouvrant les eaux calmes d’un voile d’argent. Sous les ombres
de la nuit, les barques des Scandinaves glissèrent sans bruit. Wilkind et ses
hommes attendaient l’heure propice pour frapper, tapis comme des loups affamés.
Pendant ce temps, au
sommet de la Tour du Fol, rien ne troublait la félicité du seigneur et de sa
dame. Reposés dans l’intimité de leurs alcôves, ils ne savaient rien des
cendres et des flammes qui s’apprêtaient à consommer leur rêve. Mais à l’ombre
du bonheur rôdait le malheur, et la Tour du Fol n’était peut-être plus que le
théâtre d’un dernier acte.
°°°°°°°°°°°°
Minuit tombait comme un voile sur la campagne endormie. La Tour du Fol baignait dans une sérénité trompeuse, son sommet caressé par les éclats de la lune. Loin en contrebas, l’onde noire de la mer laissait s'approcher les barques des guerriers normands. Avec une précision silencieuse, Wilkind guidait ses hommes. Ils glissèrent dans les eaux, leurs rames mordant les flots sans un bruit.
L’obscurité était leur alliée. Une fois accostés, ils se dispersèrent comme
une nuée, serpentant entre les herbes hautes et les ombres projetées par les
murailles de la tour. Wilkind marchait en tête, son esprit déjà captivé par
l'image de celle qu'il venait arracher à son paradis terrestre.
Pendant ce temps, dans les murs épais de la Tour du Fol, l’amour régnait
encore. Le jeune seigneur, allongé auprès de son épouse, admirait le doux
contour de son visage baigné par une lumière d’argent. Elle souriait dans son
sommeil, insouciante, tandis que lui se promettait en silence de l’aimer
jusqu’à la fin des âges.
Mais les dieux, cruels spectateurs, s’apprêtaient à briser cette harmonie.
Un cri déchira soudain la quiétude de la nuit, suivi par le tintement du
métal. Surpris dans leur sommeil, le seigneur et sa dame bondirent de leur
couche.
"Que se passe-t-il ?" murmura-t-elle d’une voix tremblante.
Déjà, le bruit des pas précipités retentissait dans les escaliers de
pierre. Les flammes montèrent dans l’obscurité, lançant des ombres terrifiantes
sur les murs. Le seigneur attrapa son épée, toujours à portée de main, et se
tourna vers elle :
"Reste ici, ma douce ! Je vais voir. Garde la porte close quoi qu'il
arrive."
Elle voulut le retenir, mais déjà il s’élançait, sa lame brillant sous la
lumière tremblante des torches.C'est ici, à Ver sur Mer que s'élevait la "tour du Fol" dite "tour de l'Amour"
Dans la grande salle en contrebas, les Normands s’étaient déjà engouffrés,
repoussant les gardes qui tentaient en vain de défendre l’entrée. Wilkind
avançait, imposant, le regard fixé sur le sommet de la tour. Mais il se figea
un instant en voyant le jeune seigneur descendre l’escalier, le port altier,
son épée au clair.
"Tu oses souiller ma demeure !" tonna-t-il, la voix vibrante
d’une colère sacrée.
Wilkind sourit, amusé par le défi lancé. Il fit un signe de la main ; ses
hommes s’écartèrent.
"Je suis venu pour elle," répondit-il avec un calme froid.
"Cède-la, et je t’épargnerai."
Les flammes dansaient autour d’eux, et dans ce décor de feu et de cendres,
les deux hommes s’observèrent.
"Plutôt mourir que de te livrer ma femme !" répliqua le seigneur.
Wilkind tira son épée, un sourire carnassier éclairant son visage.
"Soit, seigneur. Mourons alors… ou vainquons !"
La grande salle résonna bientôt des bruits d’acier contre acier. Le jeune seigneur, porté par la rage et l’amour, se battait avec une ardeur désespérée. Mais Wilkind, rodé aux batailles, avait la puissance et la technique. Il parait chaque coup avec une aisance effrayante, tournant autour de son adversaire tel un fauve autour d'une proie affaiblie.
Au sommet de la tour, la dame écoutait, le cœur battant. Ses mains
tremblaient tandis qu’elle serrait contre elle un poignard d'apparat, seul
vestige d'une défense dérisoire. Ses prières montaient vers le ciel, mais les
dieux restaient silencieux.
Lorsque le cri du seigneur perça les bruits du combat, suivi du lourd
fracas d’un corps tombant sur la pierre, elle comprit que l’inévitable s’était
produit.
Les pas montèrent l’escalier, lents, implacables. Puis Wilkind apparut dans
l'encadrement de la porte. Ses yeux d’acier croisèrent ceux, effrayés, de la
jeune femme.
"Rien ni personne ne m’arrête," déclara-t-il, d’une voix aussi
froide que le métal qu’il portait.
La jeune femme recula, son regard rempli de défi malgré la peur. Le
poignard qu’elle tenait dans ses mains tremblantes brillait faiblement à la
lumière des torches. Wilkind s’approcha lentement, le sourire d’un prédateur
jouant sur ses lèvres.
Mais alors qu’il tendait une main pour s’emparer d’elle, un bruit
inattendu, lourd et sec, retentit depuis l’escalier. Les derniers gardes
loyalistes avaient dû se regrouper pour tenter un sursaut. Wilkind hésita, son
instinct d'homme de guerre prenant le dessus.
Le bruit d'une corne, écho venu des bois voisins, porta avec lui une
nouvelle : les habitants du domaine, rassemblés par des messagers qui avaient
échappé à l'attaque, arrivaient en renfort. Une bataille restait à jouer.
Wilkind lança un regard noir à la dame. "À bientôt, belle,"
grogna-t-il avant de reculer vers l’escalier. Laissant là son rêve brisé par la
ténacité de ses proies, il disparut dans les ombres comme il était venu.
°°°°°°°°°°°°
L’aube se leva sur la Tour du Fol, dévoilant le chaos laissé par l’assaut.
Des murs noircis par les flammes se tenaient encore debout, comme des
sentinelles témoignant d’une bataille âprement menée. Le sol était jonché de
débris : armes abandonnées, écharpes ensanglantées, et le silence pesant des
vaincus.
Le jeune seigneur, blessé mais debout, errait dans la cour. Sa silhouette
vacillante portait les marques du combat : son épaule saignait, et son bras
gauche pendait inutile. Pourtant, son regard ne cherchait qu’une chose : elle.
Dans l’escalier menant à la chambre haute, il trouva sa dame, blottie
derrière une porte défoncée. Ses mains serraient encore le poignard inutile,
mais ses yeux pleins de larmes s’illuminèrent à la vue de son époux.
"Tu es vivant !" s’écria-t-elle, courant vers lui malgré la
douleur qui habitait son cœur.
Le jeune seigneur la prit dans ses bras, murmurant des paroles rassurantes
bien que son esprit fût empli d’angoisses. Les Normands, même repoussés cette
nuit-là, reviendraient. Il le savait. Ce n’était qu’un répit, une lueur dans
les ténèbres.
Les jours suivants furent consacrés à panser les plaies et à relever les murs. Les villageois, rassemblés autour de la tour, proposèrent leurs bras et leurs ressources pour rebâtir ce que les flammes avaient détruit. Le couple, désormais uni par une épreuve terrible, travaillait sans relâche. La jeune épouse, pourtant si frêle, apportait le courage et l'espoir par sa seule présence.
Mais malgré l’amour et la solidarité, un murmure sourd parcourait la
région. Wilkind et ses hommes n’avaient pas été écrasés, seulement dispersés.
Et si leur chef n’avait pas pris la dame ce soir-là, c’est uniquement parce
qu’il avait été rappelé à la prudence.
"Il reviendra," murmurait-on aux abords des champs. "Les
Normands ne se contentent jamais d’une défaite."
Le jeune seigneur savait ces murmures vrais. Alors, avec une détermination
nouvelle, il entreprit de transformer la Tour du Fol. Elle devint une
forteresse, un bastion imposant fait non seulement de pierre mais de loyauté et
de feu. Il instruisit ses hommes, perfectionna les défenses, fit couler des
douves profondes, érigea des herses impénétrables.
°°°°°°°°°°°°°
Épilogue
La légende raconte que Wilkind ne revint jamais. Peut-être les murs
imprenables de la Tour d’Amour l’avaient-ils découragé, ou bien ses propres
ambitions l’avaient porté vers d’autres rivages. Mais quoi qu’il en soit, la
Tour devint un symbole de résilience.
La jeune dame et son époux vécurent de longues années, entourés de ceux qui
les avaient aidés à surmonter l’adversité. La Tour du Fol, rebaptisée Tour
d’Amour par les générations futures, fut évoquée comme le lieu où l’amour avait
tenu tête à la barbarie et où le courage avait résisté à l’effroi.
Certains disent qu’en approchant la vieille tour au clair de lune, on peut
entendre le murmure du vent dans les pierres, comme un écho de la promesse
faite ce soir-là :
"Jamais notre amour ne pliera."
Et ainsi, parmi les légendes qui parsèment les rivages du nord, la Tour
d’Amour continue de briller, non pas seulement comme une forteresse, mais comme
un témoignage immortel d’une lutte pour ce qui est le plus précieux : la vie,
la liberté… et l’amour.
Source : Livre de G Lanquest paru en 1907.
Lire les deux autres légendes de Ver sur Mer, Un clic sur les titres ci-dessous :
Clotilde et Lotaire... L'Amour de la Tour de Ver sur mer.
Ver sur Mer - La légende de la sentinelle de pierre : la "Tour du Fol"
les artistes militaires de l'Armée canadienne ont "croqué" Creully et ses environs
Je vous en présente quelques-unes réalisées aux alentours de Creully
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Creully - Broomfield, Adolphus George |
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Hôpital de campagne près de Creully - Broomfield, Adolphus George |
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Convoi routier vers le front à Cully - Broomfield, Adolphus George |
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Lantheuil - Tente de camouflage - Goranson, capitaine d'aviation Paul Alexander |
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Lantheuil - Goranson Paul Alexander |
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Amblie - Bennett, Capitaine John Alfred Everest |
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Courseulles - Fisher, Capitaine Orville Norman |
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Courseulles - Fisher, Capitaine Orville Norman |
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Courseulles - Bone, Stephen |
Deux habitants d'Amblie (près de Creully) ont eu la tête coupée...
Les frères Tillard, Pierre et Jean-Baptiste, condamnés par la cour d'assises le 30 mai 1824, subirent
leur jugement le 16 juillet de la même année. Depuis longtemps, une exécution
n’avait attiré autant de spectateurs. On aurait eu du mal à se figurer le
nombre de personnes venues de la ville de Caen et des campagnes environnantes
pour y assister.
Ces deux frères, dont l’aîné avait vingt-deux ans, étaient originaires
d’Amblie, une paroisse voisine de Creully. Ils avaient assassiné une marchande
de leur village le 9 janvier 1824, qui, en plus de son activité commerciale, vendait à boire.
Après l’avoir tuée, ils avaient jeté son corps à l’eau et volé tout ce qu’ils
pouvaient emporter.
Le cadavre de la victime, entraîné par le courant, fut arrêté par un moulin,
dont il bloquait le mécanisme. Le meunier le découvrit et put identifier le
corps. OnMoulin à Amblie
entreprit alors des recherches dans le village et ses environs, mais
celles-ci restèrent infructueuses dans un premier temps. C’est finalement un
berger qui fit une découverte cruciale : dans une carrière, il remarqua qu’une
ouverture, visible auparavant, avait été obstruée à l’aide de branches et de
mottes de terre. Curieux, il décida de rouvrir l’endroit, où il trouva des
effets enveloppés dans une blouse.
Le maire, Victor de Cairon, fut appelé pour examiner le contenu du paquet. Il identifia les
marchandises appartenant à la victime et reconnut la blouse comme étant celle
de l’un des frères Tillard. Dans la maison de la victime, on découvrit
également, sur la table où les frères avaient bu, un bouton métallique
identique à ceux du vêtement de l’un des deux frères, lequel était justement
privé d’un bouton à son habit. Ces éléments accablants conduisirent à leur
arrestation.
Les investigations révélèrent que les frères avaient attendu que la femme
soit seule chez elle, car elle vivait habituellement avec une jeune fille. Des
témoins affirmèrent les avoir croisés près de la maison le jour du crime.Eglise d'Amblie
La mère des Tillard fut également arrêtée, mais elle fut finalement
relâchée, aucune preuve directe ne permettant de l’incriminer. Cependant, il
lui fut reproché la manière dont elle avait élevé ses enfants. Il apparut au
cours des débats qu’elle les encourageait activement à voler. À chaque retour,
elle leur demandait ce qu’ils avaient rapporté, les grondant lorsqu’ils
rentraient les mains vides. Le père, en revanche, était reconnu comme un homme
irréprochable.
Le comportement délinquant des frères avait rapidement suscité des soupçons
à leur égard, soupçons qui furent confirmés par l’enquête. Jugés coupables, les
frères Tillard furent condamnés à la peine capitale. Ils affrontèrent leur
supplice avec une indifférence manifeste, sans prêter attention aux
remontrances des ecclésiastiques qui les accompagnaient.
Le plus jeune, âgé de 19 ans, monta à l'échafaud en dansant.
Lorsque le dernier frère se retrouva sur la bascule, prêt à être exécuté, il
déclara avoir des aveux à faire. Le bourreau lui répondit qu’il était trop tard
et le poussa sous la lame. L’homme bougea tant pendant l’opération que le
couperet lui fendit le crâne de manière imparfaite.
Le peuple ne manifesta aucune compassion pour ces deux criminels, qui
quittèrent ce monde sans donner le moindre signe de repentir.
Dans les environs de Creully (Creully sur Seulles) - Carcagny - Les chargeurs de charrettes de foin au tribunal.
Sous le ciel orageux de ce soir du 8 juin 1834, le cabaret du sieur Soufflant, à Carcagny, résonnait de rires et de voix animées. Les hommes, accoudés au comptoir, faisaient danser les verres sous la lumière vacillante des lampes. L’air était saturé d’une chaleur estivale et d’un parfum de foin, un rappel subtil de la campagne qui entourait le petit village. La discussion allait bon train, et ce soir-là, le sujet de la conversation n’était rien de moins qu’une question de fierté : qui, parmi eux, possédait le plus grand talent pour charger le foin.
D’un côté, les
sieurs Soufflant et Mouillard étaient désignés, presque à l’unanimité, comme
les maîtres incontestés de cet art, capables de composer des charrettes dignes
des plus grands tableaux paysans. Mais parmi les buveurs, un jeune homme,
François Yon, domestique de 21 ans, se redressa, emporté par un élan de
bravoure et d’alcool. D’une voix un peu trop assurée, il déclara qu’il n’avait
rien à envier aux deux maîtres et qu’il se débrouillerait tout aussi bien
qu’eux.
Sa déclaration
ne tarda pas à trouver un adversaire en la personne de Mabire Charlemagne, un
commis marchand de 26 ans. Grand, au regard acéré, il ne se fit pas prier pour
ridiculiser Yon. "T’es trop bête pour ça", lança-t-il, accompagné
d’autres mots tranchants comme des lames, destinés à rabaisser l’orgueil du
jeune homme.
L’atmosphère
du cabaret, autrefois joyeuse, devint tendue. Des éclats de voix, une table
renversée, puis le silence s’installa, lourd, tandis que Yon, blessé dans son
amour-propre, quittait précipitamment les lieux. Il se dirigea vers sa demeure,
l’esprit bouillonnant de rancœur. Mais au détour du cimetière, dans la
pénombre, une silhouette se dressa sur son chemin. C’était Mabire, qui avait
troqué sa tenue contre un autre habit, plus sombre, presque menaçant.
Sans un mot,
Mabire s’avança, le regard noir, et soudain, un mouchoir s’abattit violemment
sur la tête de Yon. La douleur fut fulgurante ; un filet de sang s’écoula le
long de son visage. Yon comprit immédiatement que l’étoffe renfermait une
pierre, un objet sournois. Avant qu’il ne puisse réagir, Mabire le jeta à terre
et se mit à lui asséner des coups de pied sans relâche, sur la tête, sur le
corps, avec une violence débridée.
Les cris de
Yon se répercutèrent dans la nuit, jusqu’à ce que des camarades, alertés par
ses hurlements, se précipitent vers lui. Leur arrivée obligea Mabire à fuir,
disparaissant dans l’ombre aussi rapidement qu’il était apparu.
Quelques jours
plus tard, dans l’enceinte solennelle du tribunal de police correctionnel de
Caen, le sort de Mabire fut scellé. Bien que la préméditation fût écartée, il
ne put échapper à la condamnation. Quinze jours d’emprisonnement et le paiement
des frais, tel fut le verdict rendu, laissant dans son sillage l’écho d’une
querelle qui aurait pu rester de simples paroles échangées dans l’effervescence
d’une soirée au cabaret.
De Paris à Lantheuil (près de Creully) sur la trace de Dominique TURGOT.
Couvent des Petits-Augustins - Paris
Ci-dessous, voici l'inscription présente sur cette plaque de cuivre.
CY GIST LE CORPS DE MESSIRE DOMINIQUE TURGOT, CHEVALIER, SEIGNEUR DE SOUBMONS, BONS, SAINT QUENTIN ET AUTRES LIEUX, , CONSEILLER DU ROY EN TOUS SES CONSEILS ET MAISTRE DES REQUESTES ORDINAIRE DE SON HOSTEL, DECEDE EN SA MAISON, A PARIS, LE 14e JOUR DE SEPTEMBRE 1670, AGÉ DE 41 ANS. PRIEZ DIEU POUR SON AME.
Creully sur Seulles - 1939-1945 - Souvenirs de Bernard Louis, enfant de Creully.
Des habitants de Villiers le Sec se sont souvenus de la derniere guerre; ils ont rassemblé leurs souveniris dans un ouvrage il y a 20 ans. Propos recueillis par Corinne Jeanne Pasquier, Isabelle Pioline et Jean-Marc Le Marois que je remercie pour ses infos. Un de ces anciens, Bernard Louis, un ami de mon père et de mon grand-père, avait habité Creully. Je publie ses souvenirs en y joignant des documents.
Monsieur Louis est né en 1932 à
Fierville-les-Mines, dans la Manche, où son père était ouvrier agricole.
Sa
famille est venue s'installer dans le Calvados en 1937 après que celui-ci ait
trouvé un emploi dans une ferme de Creully.Bernard LOUIS
J'ai passé mon enfance et mon adolescence à Creully. Nous habitions au 106, route de Saint-Gabriel. Je suis allé à l'école pour la première fois à la rentrée de 1937.
Je me souviens très bien de la déclaration
de la guerre : c'était en fin de matinée, je sortais de l'école, nous avons
descendu en rangs la rue des Ecoles, accompagnés du maître. Comme à
l'accoutumée, il nous a fait traverser la route de Saint- Gabriel, puis il est
reparti. En face, un attroupement s'était formé devant le panneau
d'informations municipales. Le garde-champêtre affichait l'ordre de
mobilisation générale. Les enfants lisaient ou commentaient bruyamment l'événement
et les adultes avaient le regard abattu, certains retenaient leurs larmes. A la
maison, j'ai trouvé maman et grand-mère en pleurs.
Depuis quelque temps, nous entendions parler les grandes personnes et nous attendions
cette nouvelle avec inquiétude. Malgré mon jeune âge, j'ai compris aussitôt que papa allait bientôt partir à la guerre ; c'était le 3 septembre 1939.
Papa nous quitte pour aller à la guerre.
Il nous a quittés quinze jours plus tard,
après avoir reçu son affectation pour la ligne Maginot. Son départ a été un
moment d'une grande tristesse, tout le monde pleurait. Il est sorti de la
maison, le cœur lourd, une valise à la main, la musette en bandoulière, pour
rejoindre d'autres camarades de Creully et aller prendre le train. Il est
revenu en permission pour quelques jours fin 1939 ; je le vois encore arriver
à pied, venant de la gare d'Audrieu.
Dans un courrier, il nous a dit avoir
retrouvé, parmi les soldats de la ligne Maginot, André Leconte, de
Fierville-les-Mines. Plus jeune que papa, il effectuait son service militaire.
Mon père avait travaillé à la ferme de ses parents. Ils ont été faits
prisonniers ensemble. Nous avons appris plus tard qu'André Leconte s'était
évadé, avait traversé la France du nord au sud pour passer en Algérie et
rejoindre les Forces Françaises Libres à Londres. En 1944, il a débarqué avec
la deuxième DB de Leclerc à Utah Beach, à moins de quarante kilomètres de chez
lui. Depuis 1940, sa mère le pleurait : sans nouvelles de lui, elle le croyait
mort. Deux jours après avoir débarqué, il arrivait dans la ferme familiale, en
jeep, avec des copains pour faire la fête...
Après la guerre, papa nous a souvent
raconté que sur la ligne Maginot, l'armée lui avait donné un fusil mais pas de
balles. Il était dans l'impossibilité de se défendre, d'ailleurs il n'en a pas
eu l'occasion.
En juin 1940, il a été fait prisonnier et
envoyé dans une ferme à Angerville, dans l'Eure-et-Loir, où il est resté
quelques mois. Il a participé à la moisson, surveillé par les Allemands. Avec
ma mère, nous sommes allés le voir au début de 1941 ; à cette occasion, j'ai
pris le train pour la première fois. Peu après notre visite, il est parti en
Allemagne près de Hambourg.
Les Allemands entrent dans Creully.
Les Allemands sont arrivés à Creully le
dimanche 22 juin, en fin de matinée, venant de Caen. L'infanterie avançait en
rangs serrés, au pas et sur un air que nous devions entendre souvent par la
suite : "Heili, heilo"... Ils nous ignoraient et marchaient
fièrement. Certains sont partis en direction de Tierceville, d'autres vers
Creullet ; d'autres encore sont passés devant la maison en direction de Saint-
Gabriel, tandis qu'une unité restait sur la place de Creully. Des motos
ouvraient la route, les troupes à pied suivaient, encadrées par d'arrogants
officiers à cheval, puis venaient des chariots bâchés tirés par des chevaux. Il
y avait très peu d'engins mécaniques.
Les Allemands se sont installés dans les
grandes demeures de Creully, notamment chez Monsieur Paillaud, dans une maison
près de la gendarmerie et au château de Creullet, où s'est établi
l'état-major.
Très vite, ils ont instauré le couvre-feu
à 22 heures et l'obligation pour les habitants d'obscurcir les carreaux pour
que la lumière ne soit pas visible de l'extérieur. Ils voulaient éviter que
les avions alliés puissent se repérer là nuit grâce à l'éclairage des bourgs et
des villes. Maman avait fait peindre nos carreaux en bleu par le voisin.
Des soldats patrouillaient toutes les
nuits. Ils passaient devant la maison et faisaient demi-tour à l'entrée de
Creully aux environs de l'actuel carrefour de l'avenue des Canadiens. S'ils
apercevaient le moindre rai de lumière, ils criaient "Lumière" et les
personnes concernées s'exécutaient promptement.
Ma mère travaillait deux heures tous les
soirs à la laiterie où La laiterie Paillaud
elle retournait les camemberts. Elle circulait avec un
laissez-passer et se faisait néanmoins contrôler quotidiennement, même lorsque
les Allemands la reconnaissaient.
D'après ce que je sais, aucun problème
majeur n'est survenu entre la population et l'occupant ; nous nous ignorions
mutuellement. Pour éviter tout incident, les adultes nous multipliaient les
recommandations. Famille, amis, instituteur, maire, jusqu'au curé, tous nous
tenaient le même discours : "Surtout, si vous trouvez quelque chose dans
la rue, ne le prenez pas, n'y touchez surtout pas ". Tel était le mot
d'ordre.
Le fils de M.Hue, Alix, accusé à tort.
Quelques incidents se sont toutefois
produits, notamment celui-ci. L'état-major de Creullet disposait de nombreux
chevaux dont il fallait parfois réparer le harnachement. Monsieur Hue,La magasin de M.Hue, bourrelier.
bourrelier à Creully, était alors appelé et venait accompagné de son fils Alix,
âgé d'une quinzaine d'années. Un jour, Alix a été accusé d'avoir saccagé un
harnais. Des soldats sont venus le chercher pour le questionner pendant un jour
ou deux, puis ils l'ont relâché. L'auteur du méfait avait été découvert :
c'était un Allemand !
Une compagnie de SS a séjourné quelque
temps à Creully. Tous jeunes, grands et robustes, ils venaient chaque matin dès
7 heures dans un champ en face de notre maison s'entraîner physiquement. Par
tous les temps, ils s'exerçaient, torse nu, en bottes et pantalon noir. Les
ordres claquaient comme des coups de fouet ; les officiers ne plaisantaient pas
avec la discipline.
Le gouvernement de Vichy voulait que
l'école inculque aux enfants le culte du maréchal Pétain : sa photo surmontait
le tableau noir et nous devions régulièrement entonner le célèbre "Maréchal,
nous voilà".
La corvée des doryphores.
Mais ce qui m'a le plus marqué, c'était la
fameuse corvée de ramassage des doryphores, qui nous occupait des après-midis entiers.
Nous partions en rang avec notre instituteur, Monsieur Anne, une boîte
métallique de la laiterie Paillaud à la main. Ramasser les parasites adultes ne
me dérangeait pas car ils avaient une carapace épaisse, mais les larves... Ah
la la, c'était une autre "paire de manches" ! Molles et gluantes,
elles s'écrasaient facilement et s'agglutinaient en gros paquets sur la face
inférieure des feuilles ; c'était écœurant, j'en avais plein les mains. La
technique consistait à couper directement la feuille infestée pour la déposer
entière dans la boîte. Lorsque celle-ci était pleine, son contenu était brûlé
en bordure du champ. Nous sommes allés à plusieurs reprises dans une parcelle
située presque en face de la coopérative de Creully. Lorsque je passe devant
aujourd'hui, je me souviens et je souris.
Le soir après l'école, je me rendais chez
notre voisin Monsieur Etienne, menuisier. En l'absence de papa, je le
considérais un peu comme mon père adoptif. Il avait caché un poste à galène et
vers 21 heures, comme deux vieux complices, nous montions dans sa chambre en
cachette écouter sur la BBC les messages codés adressés à la Résistance.
La nourriture de maman.
Dès l'arrivée des Allemands, les
restrictions de nourriture ont commencé. Maman travaillait et s'arrangeait pour
nous trouver du pain, du beurre, du lait... Elle faisait des ménages chez lesLe moulin de St Gabriel.
propriétaires du moulin de Saint-Gabriel et grâce à eux, obtenait parfois un
peu de farine ; le boulanger lui cuisait du pain en cachette. Nous ne mangions
pas de viande tous les jours mais notre élevage de lapins et de poules nous en
procurait régulièrement. Le plus difficile était le manque de pain : je n'avais
droit qu'à 350 grammes par jour, or j'avais bon appétit. Fréquemment, maman
cuisait de la bouillie de sarrasin qu'elle mettait à refroidir dans des
assiettes creuses ; le soir, nous la mangions en tranches fricassées dans une
poêle. Nous cultivions de nombreux légumes dans notre jardin mais malgré tout,
rutabagas et topinambours figuraient souvent au menu. Il nous arrivait
d'acheter des pommes de terre, de la Sterlingen je crois, une variété à gros
rendement qui produisait des tubercules blancs grands comme la main. Elle donnait
une purée de mauvais goût, qui ressemblait de la colle.
S'habiller ne nous a pas posé trop de
problèmes car maman était couturière. Mais se chausser était par contre
difficile. Le cuir et le caoutchouc étaient rares, nous portions des sabots
Buhot recouverts d'une bande de peau de lapin ou des galoches à semelles de
bois. Des clous plantés dans les semelles par notre voisin en ralentissaient
l'usure ; nous ne passions pas inaperçus lorsque nous marchions dans la rue.
Outre les restrictions, nous avions des
obligations vis-à-vis de l'occupant. A partir des années 1942-1943, les hommes
qui n'étaient pas partis au STO devaient, la nuit, à tour de rôle,Mission pour garder la voie ferrée.
garder la
ligne de chemin de fer, d'Audrieu jusqu'à Bayeux. Un camion de la laiterie
conduisait les réquisitionnés chaque soir à Audrieu. Je le revois passer devant
la maison, avec une quinzaine d'hommes à l'arrière. J'étais trop jeune pour y
aller, mais j'ai entendu les autres raconter comment cela se passait. Ils
étaient placés le long de la voie à distance régulière, mais se rassemblaient
de temps à autre pour discuter ou boire une bonne bouteille de Calvados. Ils
devaient faire attention car ils étaient surveillés par les Allemands et par la
Milice, particulièrement pointilleuse.
Des femmes se rendaient tous les jours au
château de Creullet pour éplucher les pommes de terre des Allemands.
Des hommes ont aussi été réquisitionnés
pour construire des blockhaus près de Cherbourg. Je me souviens d'un jeune de
Creullois envoyé là-bas, une forte tête rebelle à toute autorité. Revenu en
permission, il n'a pas voulu repartir. La police allemande est venue le
chercher pour le renvoyer à Cherbourg. Il y a subi de nombreuses persécutions :
le malheureux n'a pas résisté, il est revenu à Creully mais... "entre
quatre planches".
A partir de fin 1943, à l'initiative de
Rommel, les Allemands ont commencé à renforcer les défenses côtières pour
empêcher tout débarquement naval et aérien. Il fallait notamment barrer les
zones susceptibles d'offrir des pistes d'atterrissage. Entre Creully et
Lantheuil, la plaine longue et plate répondait à ces critères. Ils ont donc
décidé de mettre en place une bande d'"asperges" large d'une
cinquantaine de mètres, reliant Lantheuil à l'actuelle zone artisanale de
Creully. Les Allemands ont fait appel à la population locale et ma mère a reçu
une convocation de la gendarmerie. Pendant quinze jours, tous les adultes
disponibles ont été sollicités pour planter "les asperges à Rommel",
des femmes en majorité. Leur rôle consistait à creuser, tous les dix mètres
environ, des trous de quarante à cinquante centimètres de diamètre sur un
mètre de profondeur. Pendant ce temps, les hommes dressaient des rondins, qui
dépassaient de trois mètres du sol une fois scellés. Maman y allait tous les
matins, je venais parfois lui parler et je bouillais intérieurement de la voir
travailler si durement. Des sentinelles surveillaient les civils et un
officier arpentait le chantier sur son cheval, hautain, arrogant et la
cravache à la main.
Les pieux provenaient d'une allée de
sapins qui reliait l'actuelle salle des fêtes de ViIliers à l'entrée du château
de Creullet où se dressent deux hautes colonnes en pierre de taille. Les piliers de Creullet
Tous les
arbres avaient été sciés à un mètre du sol et des soldats allemands que nous
surnommions les "Mongols" les transportaient sur des chariots. Cette
zone est avérée stratégique puisqu'en juin 1944, les Britanniques y ont
implanté un aérodrome avancé, le B9 : le champ d'"asperges" n'a pas
résisté aux
bulldozers anglais.
Vers minuit dans la nuit du 5 au 6 juin
1944, nous avons entendu du bruit sur la route.'J'ai écarté discrètement le
rideau de la fenêtre de ma chambre pour apercevoir, à la faveur de la pleine
lune, des soldats allemands, en tenue de camouflage, avec des branches fixées
sur leurs casques. Ils se dirigeaient vers Saint-Gabriel en file indienne,
courbés, en longeant les murs de chaque côté de la route. Des camions, des
motos et des chevaux attelés les ont dépassés. J'ai appris plus tard qu'ils
avaient bifurqué vers Fresnay-le-Crotteur et que toute la garnison de Creully
avait pris cette direction.
C'est le débarquement
Vers cinq heures trente, l'aube pointait quand les premiers avions sont passés au-dessus de nos têtes. Je suis sorti dans le jardin : Monsieur Etienne, notre voisin, était déjà dehors. C'était un ancien de 14-18, il m'a dit : "C'est le débarquement". Au même moment, une bonne quinzaine d'avions a effectué un largage : des chapelets entiers de parachutes descendaient dans la direction de Courseulles. S'agissait-il d'hommes ou de matériel ? Le père Etienne me disait : "Regarde Bernard, ça descend, ça descend". A distance, nous avons assisté à un formidable bombardement, avec un flot ininterrompu d'explosions en provenance de la côte, des flashs rouges et jaunes éclairaient l'horizon : c'était beau !
Maman est venue me voir et m'a dit : "Il
n'est pas question que tu ailles à l'église ce matin".
J'étais enfant de
chœur et cette semaine-là, c'était mon tour de répondre la messe.Bernard Louis et Alix Hue, parmis les enfants de Choeur.
Toute la matinée, j'ai fait des allers et
venues entre la maison et le jardin, pour retrouver le père Etienne qui n'avait
pas bougé depuis l'aurore. Les Alliés se rapprochaient, nous percevions plus
distinctement les tirs de canons, de mitrailleuses et de fusils. Vers treize
heures, nous déjeunions lorsque le père Etienne est entré dans la cuisine pour
nous dire : "Les Anglais sont dans le bas de Creully au niveau de la
Seulles !". Une demi-heure plus tard, ils entraient dans le bourg et
faisaient reculer les Allemands impuissants à empêcher leur progression.
Cinq soldats qui battaient en retraite à
bicyclette sont entrés précipitamment dans notre cour, avec les Anglais à 200
mètres derrière eux, à hauteur de la rue des Ecoles. Ils étaient russes et
avaient été enrôlés de force dans l'armée allemande. Agés d'une cinquantaine
d'années, ils fuyaient visiblement les combats. Ils ont jeté au pied du mur
tout leur harnachement - vélos, fusils, grenades - et se sont engouffrés dans
notre cuisine. Maman, ma sœur et moi sommes restés un instant pétrifié. Que
nous voulaient-ils ? En trois gestes, nous avons compris qu'ils voulaient se
rendre : ils ont frappé leur poitrine de l'index, ont levé les mains, puis ont
tendu un bras en direction des Britanniques. Le père Etienne est arrivé peu de
temps après et nous a dit : "Ne bougez pas, je m'en occupe". Il est
sorti et s'est adressé aux premiers soldats anglais qui arrivaient. Par gestes,
il leur a fait comprendre que des Allemands étaient dans la maison. Trois
soldats sont entrés dans la cour, impressionnants avec leurs visages grimés de
noir et leurs casques recouverts de bandelettes de tissu et de branches. Ils nous ont mis en joue et ont lancé
aux Allemands l'injonction de se rendre. Ceux-ci sont sortis en levant les
bras bien haut. J'étais dans le fond de la cuisine dans l'axe de la porte pour
ne pas perdre une miette du spectacle. Ma mère me disait : "Cache-toi,
pousse-toi, tire-toi !", pendant que ma sœur hurlait dans ses bras. S'il y
avait eu une fusillade, j'étais bon. Ils ont emmené leurs prisonniers et nous
ne les avons jamais revus.
Le matériel abandonné est resté plus d'un
mois et demi dans la cour.
Mis à part un éclat d'obus dans le
clocher, Creully a été épargné. J'ai appris plus tard que si le bourg n'était
pas tombé rapidement, il était prévu que l'artillerie de marine alliée nous
bombarde à partir de 18 heures.
Une tranchée avait été creusée en face de
chez nous, à l'abri d'un mur. Elle faisait plusieurs mètres de long et sur le
côté, une banquette avait été taillée dans la terre. L'abri pouvait accueillir
une quinzaine de personnes. Il était recouvert de tôles, de fagots de bois et
d'une bonne épaisseur de terre. Des "pliches" d'herbe dissimulaient
le tout. Nous y avons couché plusieurs nuits, à partir du 6 juin. Y aller était
ma hantise et je faisais la comédie tous les soirs. Il était impossible de
dormir avec les hurlements poussés par certains "locataires" à la
moindre alerte.
Un Allemand caché dans la charrette de M.Etienne, menuisier.
Le matin du 7 juin, j'ai quitté la
tranchée et j'ai traversé la route pour aller prendre mon petit-déjeuner.
Devant l'atelier de Monsieur Etienne, quelques planches avaient été entreposées
sous une charrette en réparation. En passant, j'ai entendu remuer, un Allemand
était couché parmi les planches. Il est sorti de sa cachette en levant les
bras au ciel et s'est rendu aux Anglais qui passaient sur la route. C'était un
jeune homme de 18 ans à peine tremblant comme une feuille. Il cherchait
probablement une occasion de se rendre sans se faire tuer.
Creully, un bourg agité.
Tout l'été, le bourg de Creully a été
agité car la commune était devenue le cœur du dispositif britannique :
Montgomery avait son quartier général à Creullet, les studios de la BBC
s'étaient installés au château et plusieurs aérodromes entouraient notre
petite cité. Je n'ai appris tout cela que plus tard ; au moment des faits, je
n'avais que douze ans et j'étais trop jeune pour m'en rendre compte.
Les Alliés ont établi de nombreux
campements dans les herbages tout autour de Creully. Sur la route de
Saint-Gabriel, les champs situés de part et d'autre du chemin étaient couverts
de tentes et de dépôts de toutes sortes. Comme tout enfant, j'étais curieux et
j'allais souvent me promener dans leurs cantonnements. Des soldats me donnaient
de la nourriture et surtout du chocolat vitaminé : que c'était bon ! Mais ce
changement d'alimentation a provoqué chez moi, quelque temps après,
l'apparition de maladies cutanées.
Jusqu'à la prise de Tilly-sur-Seulles, les
tirs de marine passaient au-dessus de nos têtes et d'interminables colonnes
d'hommes et de matériels circulaient devant la maison. Les Alliés disposaient
de toutes sortes d'engins, du vélo pliant au char, en passant par les jeeps,
les camions Bedford, etc. Ils avaient aussi des chenillettes : les Bren
carriers, engins maniables et rapides. Parmi les premiers blindés que j'ai vus,
beaucoup étaient équipés à l'avant d'un dispositif composé d'un tambour et de
chaînes : c'était des engins de déminage. La circulation était ininterrompue
dans les deux sens ; les colonnes qui partaient en direction de CoulombsAu carrefour de la coopérative agricole.
pour
rejoindre le front à Tilly croisaient les troupes qui descendaient se reposer.
Je suppose qu'il en était de même sur la route de Caen, mais j'avais
l'interdiction la plus formelle de m'aventurer dans le bourg, ce qui ne m'a pas
empêché d'y faire quelques escapades...
Une compagnie de transmissions s'était
installée sur le terrain de sport à côté du château d'eau. Une alerte aérienne
a retenti alors que j'y étais avec deux camarades. Un avion allemand est passé
en rase-motte tout en tirant. Je me suis senti soulevé de terre, attrapé en
fait au col par un soldat anglais, qui m'a plaqué le long d'un mur et m'a mis
un casque sur la tête. L'alerte a duré un quart d'heure environ et je ne me
souviens même pas avoir eu peur.
Dix jours après le débarquement, il devait
être 13 heures 30, mon copain André Girard et moi "traînions" dans un
campement anglais établi dans un champ de pommiers, sur la route de Saint-Gabriel : c'était un dépôt
du service d'intendance, où les caisses de rations alimentaires étaient
stockées pour être ensuite distribuées aux troupes. Un soldat nous a proposé,
par gestes, de nous emmener faire un tour dans son Bedford. Sans hésiter, nous
sommes montés dans la cabine et nous nous sommes retrouvés à Arromanches. Il
nous a fait descendre à l'emplacement de l'actuel musée puis il a poursuivi sa
route sur la plage : il allait chercher du ravitaillement. Assis au bord de la
chaussée, nous l'avons attendu.
Nous étions inconscients des risques
encourus, le verrou de Tilly-sur-Seulles n'avait pas encore sauté et nous nous
exposions à une attaque aérienne. Pour couronner le tout, ma mère n'était pas
au courant de notre escapade.
Mais ce que nous avons découvert nous a
émerveillés ! C'était formidable, nous n'avions jamais vu cela, d'ailleurs
personne n'avait vu cela auparavant. Des centaines de soldats marchaient vers
l'intérieur des terres. Des camions en file indienne descendaient vers la
plage, montaient sur des routes flottantes pour aller chercher du matériel et
revenaient chargés de caisses. Une noria de bateaux à pneus - qui allaient
aussi bien sur l'eau que sur terre - effectuait d'incessantes navettes entre
les embarcations ancrées au large et la terre ferme. Dans le ciel, de gros
ballons ovales protégeaient le port des avions allemands. Et surtout tous ces
bateaux, des gros, des petits, certains à flot et d'autres échoués sur la
plage : la mer en était grise.
On aurait dit une immense ruche où chacun
savait ce qu'il avait à faire.
En fin d'après-midi, alors que nous commencions
à trouver le temps long, le camion nous a repris.
Au-dessus du siège du passager, le toit de
la cabine était percé d'un large trou circulaire surmonté d'une mitrailleuse.
Nous étions debout sur le siège, le buste hors de la cabine et les coudes sur
le toit. Nous avons fait ainsi tout le chemin du retour, fiers comme deux
petits coqs. Nous sommes passés par Saint-
Gabriel, et en arrivant à hauteur de
l'actuelle coopérative, j'ai aperçu ma mère qui nous cherchait partout depuis
le début de l'après-midi. Oh là là, je ne vous dis pas la chanson qu'elle m'a
passé en rentrant ! J'ai pris une de ces volées...
Les réprimandes de la veille ne m'avaient
pas suffi car dès le lendemain, j'ai récidivé. Prétextant l'oubli de mon
béret, je suis retourné au campement avec André, alors que ma mère venait de me
recommander de ne pas traîner en chemin. Nous avons retrouvé le soldat de la
veille qui nous a fait la même proposition, aussitôt acceptée. Cette fois, nous
sommes allés à Courseulles. Il n'y avait pas de port et les bateaux étaient
échoués ou à l'ancre. Nous nous sommes avancés dans l'eau, le camion est allé
se placer le long de la coque du navire : l'eau arrivait à hauteur du moteur.
Nous sommes montés à bord où l'on nous a servi - tradition anglaise oblige -
un excellent thé.
Cela a été ma dernière escapade : deux
volées en deux jours, c'était trop !
Les vacances ont passé très vite et
bientôt il a fallu reprendre le chemin de l'école, ce qui était moins drôle.
L'agitation s'estompait, le trafic diminuait, les Anglais n'occupaient plus que
Creullet, le château et quelques campements.
Noël 1944 restera pour moi un merveilleux
souvenir. La municipalité avait l'habitude d'organiser un arbre de Noël et
offrait à chaque enfant un jouet et des friandises. Cette année là, j'ai eu
une petite voiture de pompier qui se remontait avec une clé. Les Anglais ont
également offert des jouets et j'ai reçu en cadeau une magnifique locomotive
métallique longue de 60 centimètres, peinte en vert et ornée de dorures. Je la
conserve encore aujourd'hui bien précieusement.
C'était un superbe cadeau, mais
j'attendais le plus beau avec impatience. Quand allais-je revoir papa ? Nous
recevions assez régulièrement des nouvelles mais depuis le débarquement, plus
rien.
Mon père est de retours.
Le mercredi 2 mai 1945, comme les autres jours, j'étais retourné à l'école l'après- midi ; à peine étions-nous rentrés en classe - il devait être 14 heures - que ma mère est entrée. Elle a demandé à parler à l'instituteur, elle avait le visage joyeux. Le maître m'a dit : "Range tes affaires, tu pars avec ta maman". Je me demandais ce qui se passait. Dans le couloir, sa main sur mon épaule, maman m'a dit : "Bernard, j'ai une grande nouvelle, papa est rentré, il est à la gare de Caen et nous partons le chercher". Mon cœur s'est mis à cogner très fort dans ma poitrine tellement j'étais heureux.
Monsieur Chateigner, le couvreur, nous
attendait avec sa voiture. Il s'occupait du rapatriement des prisonniers et
avait été informé du retour de mon père. La gare était noire de prisonniers, je
n'avais pas vu papa depuis cinq ans mais je l'ai reconnu malgré ses vêtements
en lambeaux. Alors là, les embrassades n'en finissaient plus ! Je n'ai pas de
mots pour décrire ce que j'ai ressenti.
Nous avons eu des difficultés pour
ressortir de la ville ; de nombreuses routes avaient été détruites par les
bombardements.
Dans la soirée, nous étions tous réunis à
la maison.
Papa a repris son travail de porcher à la
ferme de Monsieur Paillaud et moi, je suis retourné à l'école...