Au
cœur de la région de Bayeux, là où les pommiers courbent l’échine sous le poids
des saisons et où les murs de pierre gardent les secrets des hommes, vivait
Jean-Jacques Bilheux. Cet homme de quarante et un hivers, né sous le ciel gris
de Fresnay-le-Crotteur, avait fait de la terre son royaume et de ses mains
calleuses son seul langage. Sa demeure, modeste et fière, se dressait à
Saint-Gabriel, presque collée à celle de son voisin, le sieur Blanlot,
propriétaire terrien dont les terres jouxtaient les siennes.Saint Gabriel
Autrefois,
une entente parfaite unissait ces deux hommes. Leurs pas, familiers, évitaient
la grand-route pour emprunter une brèche discrète, creusée dans le mur mitoyen
qui séparait la cour de Bilheux du jardin de Blanlot. Un passage informel,
symbole d’une amitié sans nuages, où les mots se partageaient aussi
naturellement que les fruits de la saison. Mais le temps, ce sculpteur
impitoyable des destins, avait peu à peu transformé leur camaraderie en une
inimitié sourde, puis en une haine tenace. Désormais, leurs regards se
croisaient comme des lames, et leurs propriétés, jadis reliées par la
confiance, étaient devenues des forteresses interdites l’une à l’autre.
Ce
11 mars 1846, vers deux heures de l’après-midi, alors que le soleil déclinant
dorait à peine les toits de Saint-Gabriel, le sieur Blanlot franchit d’un pas
décidé la limite invisible qui séparait désormais les deux hommes. Il pénétra
dans la cour de Bilheux, le visage rouge de colère, les poings serrés. Des
poules, disait-il, avaient disparu de son poulailler, et des pigeons, abattus
sans pitié. Ses accusations jaillirent comme des coups de fouet : «
Bilheux, si vous persistez à voler mes volailles, sachez que je prendrai les
mesures qui s’imposent pour y mettre un terme ! »
Bilheux,
debout sur le seuil de sa maison, ne broncha pas. Son regard, sombre comme un
ciel d’orage, se posa sur l’intrus. D’une voix rauque, il lui intima l’ordre de
quitter sa propriété sur-le-champ, ajoutant, menaçant : « Partez, ou je
vous loge un coup de pistolet ! »
Blanlot
ricana, les lèvres tordues par un sourire de défi. « Vous n’oseriez pas,
Bilheux. On ne tire pas sur un homme comme on chasse le gibier. »
À
peine ces mots eurent-ils franchi ses lèvres que la porte de Bilheux
s’entrouvrit dans un grincement sinistre. Un coup de feu claqua, sec, déchirant
le silence de l’après-midi. La balle siffla, mais Blanlot, par quelque miracle,
en réchappa. Rien ne prouvait, il est vrai, que Bilheux eût visé son cœur.
Peut-être n’avait-il voulu que l’effrayer, lui rappeler que la peur, elle
aussi, peut être une arme.
«
Ah ! Scélérat ! s’écria Blanlot, la voix tremblante d’indignation. Tu as donc
tenté de m’assassiner ! »
«
Non, rétorqua Bilheux, impassible. Je n’ai fait que vous glacer le sang. »
Mais
Blanlot, d’abord saisi par l’envie de fuir, s’était rapproché malgré lui de la
maison, comme attiré par une force invisible. Il n’était plus qu’à deux pas du
seuil lorsque Bilheux l’aperçut de nouveau. Alors, d’un geste vif, il saisit
son fusil, chargé de plomb mêlé, et rugit : « Te voilà encore ! Si tu
avances d’un seul pas, je te réduis en cendres ! Recule, ou je tire ! »
Blanlot
hésita, puis fit un mouvement en avant. Un éclair traversa l’air. Le fusil
gronda, crachant sa mortelle colombe. La décharge frappa Blanlot en plein
ventre, mais par un caprice du sort, les blessures, bien que redoutables en
apparence, se révélèrent moins graves qu’on ne l’eût craint. Les vêtements
épais, peut-être, avaient amorti le choc, ou bien l’arme, mal chargée, avait
trahi son maître.
Quand
vint l’heure du jugement, le jury dut trancher : Bilheux avait-il délibérément
tiré sur Blanlot ? Lui avait-il infligé ces blessures ? Avait-il, enfin,
cherché à lui ôter la vie ? Les jurés écartèrent cette dernière accusation,
mais reconnurent les faits, tout en y voyant des circonstances atténuantes.
Bilheux fut condamné à deux années de prison, un châtiment qui scella pour
longtemps le sort de ces deux hommes, liés à jamais par une discorde sanglante
et un destin brisé.