Dans les colonnes austères de l’Ordre et la Liberté de Caen de juillet 1853, une histoire se chuchotait, aussi sombre que les sous-bois où elle avait pris racine.
Une tribu de bohémiens et bohémiennes, hommes aux regards fuyants, femmes aux robes déchirées et enfants aux pieds nus, s’était installée en maître dans le bois d’Audrieu, sur les terres même de M. le marquis de Fontette. Là, à l’abri des regards indiscrets, ils avaient érigé une cabane de fortune, bâtie des dépouilles des chênes centenaires, comme un défi lancé à l’ordre établi. Sous ce toit de branchages et de hardes, ils vivaient en une promiscuité joyeuse et sauvage, telle une cour des miracles échappée d’un vieux roman. Les volailles des fermes voisines, poules dodues, canards gras, oies aux plumes immaculées, s’évanouissaient dans la nuit, comme emportées par quelque sortilège. En vérité, ces nomades affamés ne reculaient devant rien pour remplir leurs marmites, et les fermiers du voisinage maudissaient chaque matin les cages vides et les traces de pas furtifs dans la boue.
Mais leur insouciance devait trouver une
fin. Le commissaire central, las de ces larcins répétés, ordonna une rafle. La
gendarmerie de Tilly, sur un signal, fondit sur le campement comme la foudre
sur un champ ouvert. En un éclair, les Gitans furent arrachés à leur repos
précaire, menottés, traînés vers les fourgons qui les mèneraient devant la
justice. Leurs rires, leurs chants, leurs feux de bois s’éteignirent dans un
tourbillon de poussière et de cris.
Pourtant, la menace ne s’arrêtait pas
là. Tout l’arrondissement de Bayeux semblait hanté par ces silhouettes
errantes. De village en village, ils écoulaient des babioles sans valeur, mais
colportaient avec eux des promesses bien plus dangereuses. Les femmes, surtout,
déploient leurs cartes usées sur les tables des auberges ou aux coins des
places. D’une voix rauque, elles prédisaient l’avenir aux jeunes filles
rêveuses et aux vieilles filles aigries, mariant les célibataires d’un geste de
la main, tissant des destins en échange de quelques pièces. Leurs mots,
mi-sorcellerie, mi-charlatanerie, ensorcelaient les esprits simples, exploitant
sans pitié la crédulité d’un peuple avide de miracles.
Ainsi allait la vie, entre l’ombre des
forêts et la lumière crue des tribunaux, où ces âmes libres allaient bientôt
devoir répondre de leurs actes.
Au XIXe
siècle, le terme « bohémien » désignait principalement deux groupes distincts,
souvent confondus ou associés dans l'imaginaire collectif :
1. Les Roms (ou Tsiganes)
· À l'origine, le mot « bohémien » vient de «
Bohême », une région historique d'Europe centrale (actuelle République
tchèque). Au XVe siècle, des groupes de Roms arrivèrent en Europe de l'Ouest en
prétendant venir de Bohême, d'où le nom qui leur fut attribué.
· Au XIXe siècle, les « bohémiens » étaient donc
souvent les Roms, Sinti, Manouches, Gitans, etc., des populations nomades ou
semi-nomades, marginalisées et stigmatisées.
· Ils étaient associés à des métiers itinérants
(forains, musiciens, marchands ambulants) et subissaient des préjugés (vol,
sorcellerie, etc.).
2. Les artistes et intellectuels marginaux
· À partir du XIXe siècle, le terme a aussi été
utilisé pour décrire un mode de vie non-conformiste, notamment dans les milieux
artistiques et littéraires.
· Les « bohèmes » (ou « bohémiens » dans ce sens)
étaient des écrivains, poètes, peintres ou musiciens vivant en marge des
conventions bourgeoises, souvent dans la pauvreté, mais avec une grande liberté
créative.

