Par un soir d’automne où le ciel se nuançait déjà de cendre, Maître Pierre Josse, notable de Creully, détacha la longe de sa jument Cocotte, nouée à l’anneau de fer qui, depuis des générations, pendait au mur moussu de l’auberge du Bessin-Vert, à Bayeux. Dans un geste aussi coutumier que galant, il pinça le menton de la servante venue le reconduire jusqu’à sa carriole — geste auquel la jeune fille répondit d’une bourrade, mi-friponne, mi-méfiante — puis il se hissa dans son siège avec un grognement de vieux chêne, témoin de genoux qui ployaient plus qu’ils ne pliaient.
« En route,
ma fille », lança-t-il d’un ton bonhomme, sans tolérer la moindre objection. Et
Cocotte, créature docile à la conscience tranquille, s’ébranla sans attendre,
les sabots résonnant sur les pavés humides.
La nuit,
comme un rideau de velours criblé d’étoiles, tombait déjà lorsque Pierre Josse
marmonna : « Eh, eh… v’là la nieut qui tumbe. J’devrais être d’r’tour. Sacré
cru de Surtrain, y fait perdre le temps comme un sermon d’vicaire. »
Et tandis
qu’ils atteignaient à peine les carrières d’Esquay, il fallut allumer les
lanternes, dont les flammes tremblantes projetaient des ombres dansantes sur
les haies.
Or, maître Josse n’était pas homme à goûter les trajets nocturnes, du moins sur ce chemin-là, entre Saint-Gabriel et Creully, où serpentait la cavée des Bourguay. Les anciens du pays y colportaient des histoires... de brume et de mystère. Ils disaient qu’à la source secrète de la fontaine Verrine, surgissait parfois une vapeur étrange, diaphane et féminine, qui s’élevait lentement comme un songe, voilée de bruine, frôlant les feuillages dans un murmure de soie. On l’appelait la Dame Verte.
Elle
longeait les fossés, s’approchait des attardés, accrochait aux carrioles une
présence que nul ne savait chasser, sinon à coups de peur ou de prières. Mais
elle n’était ni spectre ni démon : plutôt une âme égarée ou un désir ancien.
Ce soir-là,
à l’instant même où la vallée cédait la place à la plaine, elle se montra.
Légère,
presque irréelle, elle surgit de l’herbage, effleurant les balises de sa robe
comme une pénitente traverse une nef. Elle avançait, mains tendues, non en
conquérante, mais en suppliante. Et Cocotte, tout à trac, reçut un coup de
fouet involontaire quand Pierre Josse fit obliquer la carriole, saisi d’une
peur qui n’avait rien de chrétien.
Mais l’apparition s’approcha encore, posa ses doigts effilés sur les montants de la voiture, comme si elle attendait qu’on l’invite. Ni menace, ni cri, une simple présence, douce et brumeuse, pareille à un rêve trop vrai.
Alors,
maître Josse, rassemblant ce qu’il lui restait de courage et de souffle, osa
parler :
« Mais enfin, que voulez-vous ? »
Point de
rire moqueur, point de cliquetis d’enfer. La Dame, d’une voix douce comme un
ruisseau entre les pierres, répondit simplement, un mot unique, comme une
goutte sur une feuille :
« Naître. »
Et elle
s’évanouit. Juste ainsi. Un souffle. Un soupir.
Pierre
Josse, stupéfait, resta figé. Non pas glacé de peur, non. Plutôt gagné par un
étrange apaisement. Il n’avait pas fui. Il avait écouté. Et, pour la première
fois, la Dame avait parlé.La source Verrine
Des années
plus tard, on perça les terres de Creully, et l’on découvrit la source Marie —
sœur profonde de Verrine et de Pelvey — née d’une nappe artésienne oubliée sous
les ruines féodales. On sut alors, trop tard pour Josse mais juste à temps pour
la légende, que ces sources avaient une âme. Une conscience douce et discrète,
qui attendait depuis des siècles, tapie sous la terre, de voir enfin la
lumière.
Car
certaines eaux ne veulent plus murmurer dans l’ombre : elles veulent naître.
Et parfois, elles viennent le demander.