Un compositeur parisien invité au château de Creully (Creully sur Seulles). Un conte de 1910

Conte paru dans la presse en 1910.
La revanche imprévue.
Lucien Chevaillier, le compositeur mon­dain, le musicien délicat dont les menuets anciens et les précieuses mélodies portent toujours, sur leurs couvertures mauve pâ­le ou vert tendre, les dédicaces à des noms armoriés —  « Hommage à Mme la vicom­tesse de X » « A la princesse B., ma chère élève » — avait été invité, un été, au châ­teau de Creully, pour un séjour de six se­maines.
Les châtelains, en le conviant chez eux, avaient pensé : Chevaillier est un homme charmant et distingué, aussi agréable que sa musique : nous aurons un convive déli­cieux. Son nom fera bien dans les feuilles locales, aux « Déplacements et villégiatu­res ». Il distraira nos hôtes en jouant du piano, car il ne se fait pas prier ; ce sera un soulagement pour nous : la vie de châ­teau est si monotone avant l’époque de la chasse !... Et puis, nos voisins seront fu­rieux d’apprendre que nous recevons cette année un artiste aussi connu !


Lucien avait accepté de venir à Creully pour des raisons plus sentimentales : il es­pérait y rencontrer la sœur de Mme de Creully, Yvonne de Chantelieu, une jeune femme dont on admirait dans tous les sa­lons la voix superbe de soprano, et qui avait perfectionné son talent de cantatrice, grâce aux leçons du musicien.
Chevaillier rêvait d’épouser son élève, Yvonne était veuve, riche et influente ; le monde la recherchait pour sa beauté et son talent, auxquels se joignaient la naissance, la fortune. Bref, elle réalisait la femme idéale, aux yeux d’un artiste, dont l’am­bition se fût fort accommodé de l’assistance féminine, si utile pour un homme, lors­qu’elle est exercée par une collaboratrice intelligente et discrète. Il avait coutume de dire : « Le plus beau rôle de la femme est celui qu’elle joue dans la coulisse. » Il pensait aussi : « L’homme est à la fem­me ce que l’or est au cuivre : c’est l’alliage qui fait sa force. »
L’intimité des séances musicales, l’admi­ration de la jeune femme pour son pro­fesseur, et le léger flirt qui les unissait, per­mettaient à Chevaillier de risquer, sans ap­préhension, une démarche décisive.
La façon dont on le reçut à Creully flat­ta sa vanité d’artiste. La comtesse de Creul­ly eut pour lui des attentions exquises, l’ac­cueillant tel son hôte éminent. En lui dési­gnant, dans un angle du salon, un piano drapé d’étoffes soyeuses, elle lui dit : « Voici un ami qui aura plaisir à faire votre connaissance. »
Intérieurement, elle songeait : « Grâce à mon invitation, j’obtiendrai, à l'œil des auditions musicales pour lesquelles on lui donnerait vingt-cinq louis de cachet dans un concert symphonique. »             
Car, une bonne maîtresse de maison, mê­me fastueuse, ne néglige pas les petites éco­nomies.
Lucien savourait ces hommages avec la jouissance d’un gourmet qui sent fondre, dans sa bouche, la saveur d’une pastille vanillée.
Le lendemain de son arrivée, Chevaillier, qui avait des habitudes matinales, se leva dès huit heures, et circula dans les salles désertes, ne croisant que des domestiques, car les invités s’octroyaient du repos en attendant la période des chasses. Après avoir flâné à travers le parc, Lucien, oisif, ennuyé, rentra au salon, et, d’instinct, se dirigea vers le piano. Une envie de jouer le gagnait, dans l'ambiance de la solitude propice et du calme endormi. « Ma foi, pensa-t-il, je peux bien prendre la liberté de faire de la musique : il n’est pas une heure indue, que diable ! Et ces gens m’a­gaceront assez quand je jouerai devant eux, pour que je me dédommage un peu pendant que je me trouve seul. C’est d’ail­leurs le matin que je fournis le meilleur travail. »
 Et, délibérément, Lucien s’assit devant le piano, après l’avoir débarrassé des housses somptueuses qui étouffaient les sonorités de l’instrument. Le musicien égrena d’a­bord l’un de ces pizzicati dont il aimait la légèreté bondissante, s’alanguit au rythme nostalgique d’une rêverie orientale ; puis peu à peu, bercé par la magie des sons, cette griserie qui s’exhale des ondes vi­brantes, il se laissa entraîner au gré de son inspiration, et composa — possédé tout entier par la Musique : ce verbe du mys­tère. »
Des chuchotements étouffés, des bruisse­ments soyeux, un murmure de voix répri­mé. derrière lui, soudain, lui firent tour­ner la tête, d'un geste las ; mais, il s’ar­rêta... charmé : formant une procession burlesque et déshabillée, évoquant une vieille estampe, de jolies femmes, dans la grâce chiffonnée du réveil, leur frimousse poudrée à la hâte, les cheveux embroussaillés au-dessus des paupières encore lourdes, s'échelonnaient sur les marches de l’esca­lier et s’encadraient dans les portières, ser­rant sur leurs corps les plis du peignoir mal rattaché, courantes, surprises, laissant devi­ner à travers une transparence de choses blanches, les entredeux des lingeries, les ru­bans moirés des chemises, la courbe rose d'une cheville nue.  Çà et là, la silhouette d’une grosse dame en robe de chambre, le pyjama ridicule d’un monsieur au caleçon azur, gâtaient la poésie du tableau en y jetant une note de gaieté comique. Et Chevaillier goûtait délicieusement la douceur de sub­juguer ses jolies admiratrices accourues au saut du lit pour écouter. Il humait le par­fum d’eau de lavande et la fraîcheur éma­nant des ablutions récentes : Mme de Creul­ly s’exclamait : « Ah ! maître ! quelle di­vine surprise ! Nous annoncer ainsi l’auro­re par les accents mêmes de vos œuvres vous avez des idées charmantes ! — Mon Dieu, madame... Tant de virtuoses endor­ment leurs auditeurs : n est-il pas de doute, justice que, pour une fois, du moins, je réveille les miens ? » répliquait le musi­cien. Le soir, il se décidait à demander la main d’Yvonne, sous le couvert d’un badinage galant. Avec une diplomatie adroite, il flai­rait l’instant favorable, sentant la supério­rité que lui procuraient les circonstances : seul artiste au milieu de ces mondains inoccupés et bienveillants.
La jeune femme l’écoutait souriante, dans une attitude de coquetterie attentive, incli­nant sa tête blonde sur son cou rond et musclé de chanteuse, en clignant ses jolis yeux d’un bleu indécis. Lorsqu’elle eut compris qu’il ne s’agissait plus d’un flirt sans conséquence, mais d’une déclaration formelle, succédant au marivaudage habi­tuel, elle quitta instantanément son masque apprêté de mondaine, pour exprimer une stupéfaction intense et sincère. Fixant sur le musicien ses yeux moqueurs aux reflets d'ardoise, elle s’écria, avec une com­misération ironique : « Mais vous êtes fou, mon pauvre ami ! Voyons, avez-vous son­gé réellement, sérieusement, que je pour­rais vous épouser ?... Votre interprète, vo­tre élève, certes ; mais votre femme, ja­mais de la vie ! Comment pourriez-vous croire que moi la marquise de Chantelieu, née Béherville, j’accepterais de m’appeler Mme Chevaillier ? Mais je serais honteuse en entendant annoncer mon nom quelque part. L’art ennoblit les âmes, mais n’enno­blit pas les noms. Réfléchissez que vous êtes Lucien Chevaillier, et non point le che­vaillier Lucien. Je supporterais tous les sa­crifices, plutôt qu'une mésalliance. Allons, n’est-ce pas, c’est bien entendu : Vous avez rêvé ce que vous m’avez dit, et nous n’y penserons plus à partir de cet instant. »
Lucien s’inclinait, froid et correct, cachant l’exaspération où l’avaient jeté ces pe­tites phrases perfides et dédaigneuses, mais jurait de s’en venger, de prendre une re­vanche de galant homme, sans drame, ni ridicule. Il passa une nuit blanche, ressassant la rage de sa déconvenue, souffrant d’une de ces blessures d’amour-propre qui sont presque aussi douloureuses qu’une cri­se hépatique ; englobant tous les hôtes du château dans une même rancune d’homme humilié. Vers cinq heures du matin, il sor­tit de sa chambre, éprouvant le besoin de calmer sa migraine à l’air frais du jardin. II maugréait tout bas, en traversant le sa­lon : « Ainsi ! on lui avait fait sentir dure­ment la distance qui le séparait — lui, l’ar­tiste cultivé, à l’esprit délié — de ces inu­tiles, de cervelle obtuse et frivole pour la plupart. On le traitait avec un peu plus de considération qu’un musico salarié, parce qu’il divertissait gratuitement l’ennui de ces oisifs blasés ; son nom connu et appré­cié imposait au snobisme de leur monde, sans pourtant le faire considérer de pair avec eux. Ah ! les stupides orgueilleux : tels les épis de l’Evangile, ils portent haut la tête parce qu'elle est vide ... » Tout-à-coup, en regardant le décor qui l'entourait, il se rappela la scène de la veille : cette grappe de jolies femmes à l’éveil charmé ; se penchant sur l’escalier, pour écouter...
Il éclata d’un rire énervé : « Ah ! puisqu’ils aiment les aubades, je vais leur en servir une... » Ouvrant brutalement le piano dont les cordes gémirent, ii plaqua ses mains sur les touches : ce fut une dégrin­golade de notes discordantes, une cascade trépidante d’arpèges irritants : do mi sol do, sol mi do... les gammes chromatiques précipitaient leur course ascensionnelle et descendante ; les bémols rattrapaient les dièzes ; et le piano hurlait comme une meu­te de chiens sauvages... L’horloge marquait cinq heures et quart.  
Sur le palier, des gens abasourdis sor­taient avec précipitation, croyant à un acci­dent, dans l’hébètement du sommeil inter­rompu. On accourut au salon, pêle-mêle, pour savoir ce qu’il y avait.
Et, à Mme de Creully qui, ahurie, le croyait frappé de folie, Lucien Chevaillier annonça tranquillement : « Je me livre à mes exercices quotidiens, chère madame : la clarté et la rapidité de mon jeu en dé­pendent. Dès que je me lève, de 5 à 7, je fais deux heures de gammes tous les matins ». Tandis que, perplexes, les assistants se regardaient, en pensant : « Et il a en­core 45 jours à passer ici !»
Jeanne Marais