Une terre qui meurt......Le canton de Creully

Journal " Le Matin" du 19  juillet 1914
La terre qui meurt
HISTOIRE D'UN CANTON DE NORMANDIE ........ Le canton de Creully

Hier, M. Chartes Benoist a donné lecture à l'Académie des sciences morales et politiques d'un nouveau fragment, de son rapport  sur les causes de la diminution de la natalité. Il a bien voulu en extraire pour les lecteurs du Matin les passages suivants.

Le canton de Creully (arrondissement de Caen, département du Calvados) est à la fois maritime et rural -  plus rural que maritime. Il affecte en effet la forme d'un triangle qui ne touche à la mer que par un de ses sommets ; les trois côtés sont dans les terres. Il s'enfonce comme un coin entre les deux cantons voisins de Douvres et de Ryes qui, eux, s'étendent le long de la côte, et en quelque sorte s'y étirent, l'un vers l'est, l'autre vers l'ouest maritime par une seule de ses vingt-six communes, la plus importante, il est vrai, par la commune de Courseulles. Dans le port de Courseulles est l'embouchure de la rivière qui traverse le canton de Creully, qui le sépare du canton de Ryes, et sépare ainsi l'arrondissement de Caen de l'arrondissement de Bayeux, marquant les extrémités opposées de deux pays qui se rejoignent, leur point de jonction et de distinction tout ensemble, la fin de la plaine
de Caen et le commencement du Bessin.

De ces vingt-six communes, huit seulement ont chacune plus de 300 habitants. Une seule, Courseulles encore, dépasse le millier ; elle a 1.300 habitants.
En cinq années, de 1906 à-1911, dix sept communes du canton sur vingt-six ont perdu 332 habitants, soit, pour plusieurs d'entre elles, un déchet qui atteint environ le dixième de leur population et qui, au total, n'est pas compensé, loin de là, par les faibles reprises de huit autres (la neuvième n'ayant ni perdu ni gagné), puisque deux communes ne se sont relevées chaqu’une que de un habitant, deux de trois chacune, une de cinq, une de neuf, une de onze, une enfin de douze, effort énorme ! Qui de 332 ôte 45, il lui reste une perte sèche et irréparée de 287 habitants, soit, par an, d'une soixantaine. De ce train, en un siècle et quart, le canton de Creully serait un désert.
Formulé au plus juste, le fait incontestable, brutal, sinistre, est celui-ci :  la population du canton de Creully diminue dans des proportions, avec une rapidité et une continuité telles qu'on pourrait bien dire qu'elle tombe. Mais il y a, pour une population, différentes manières, ou différentes raisons de diminuer parce qu'elle émigre, parce qu'elle meurt, parce qu'elle ne se reproduit pas.
Sans doute, ici, la mort fauche à grands coups dans la plaine et dans la prairie, mais aussi la vie s'y épand très peu et même s'y contraint, s'y resserre. Ce second fait, non moins incontestable que le premier, ressort de l'examen des documents.
Ainsi, tandis que quarante-deux années du dix-huitième siècle, de 1751 à 1792, donnent  prises ensemble, un excédent notable de naissances dans les quatorze communes, sans exception, sur lesquelles on est renseigné  et que, pour deux de ces communes seulement, une décade seulement, celle de 1761 à 1770 est déficitaire, au contraire, les dernières décades donnent un excédent important, et, sauf quatre exceptions, ininterrompu, de décès.

Pour quelques-unes de ces communes, la décadence commence avec le siècle suivant, en 1802 ou 1813 pour d'autres, qui jusque-là s'étaient mieux défendues, en 1843 pour d'autres, ce n'est qu'en 1853 ou 1863. Mais aucune ne passe cette date à son honneur : en termes généraux, on peut affirmer qu'à partir des environs de 1850 au plus tard, la chute se précipite, le mal est irrémédiable.

Seules, entre 1863 et 1872, deux petites communes se débattent tant bien  que mal, Cambes et Vaux-sur-Seulles ; toute seule surtout, Vaux-sur-Seulles se débat encore dans les dix dernières années, 1903-1912, où elle regagne, quoi ?  Deux habitants ! C'est le gain total, pour la décade, bonnes et mauvaises années balancées - ou plutôt elles sont toutes mauvaises, mais il y en a de mauvaises et de pires - c'est toute la reprise, c'est toute la revanche de la vie dans douze communes du canton de Creully sur vingt-six. Et le reste ne vaut pas mieux, ne vit pas, ne revit pas, ne fait rien pour survivre davantage.

La « chute », ai-je dit, Il serait plus juste de dire la dépression, l'affaissement. Je reviens à ma première image.
Cette terre s'effondre comme l'antique forêt de son rivage, lentement engloutie sous les eaux et dont il n'émerge plus, à marée basse, que quelque tronc, de place en place, témoin noirâtre et  pétrifié de ce que furent la verdeur et la vigueur du chêne.

Et j'aurais bien, là-dessus, plus d'une réflexion à présenter. Les chiffres du dix-huitième siècle, rapprochés de ceux du dix-neuvième, feraient apparaître une plante humaine plus drue, plus vivace, ou plus vivante, plus « provignante », qui naît plus, qui crée plus, qui meurt plus, qui se conserve et se réserve moins, sujette à plus d'à-coups, de bonds, d'écarts, et qui, comme des épidémies de décès, connaît de vraies épidémies de naissances.

Au dix-neuvième siècle et au vingtième, ce canton du Calvados, le canton de
Creully, descend sans secousses, sans fièvres d'aucune sorte, vers la cote zéro, vers la limite du néant. Beaucoup d'autres cantons de Normandie font comme lui. Voilà le fait dûment, vigoureusement, scientifiquement établi. Il s'agit maintenant d'en déterminer les causes.

Charles Benoist
Membre de l'Institut, député de Paris
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